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La performeuse Barbara Manzetti dans la cour de Khiasma lors du festival Relectures XI

Cher Ismaïl,

Content de voir au travers de cette dernière lettre tout le chemin – de pensée – parcouru depuis nos premiers échanges qui se sont progressivement élargis et enrichis du regard de toute une petite communauté à la fois par des moments de rencontre, de co-présence, mais aussi par la manière dont tu joues toi-même le rôle de ce fameux intercesseur, de cette membrane entre différentes paroles et espaces que tu traverses, qui te traversent et dont le texte devient à sa manière un espace de relation, un lieu. En réfléchissant il y a quelques semaines à la notion du médiateur en art pour les besoins d’une rencontre à laquelle je participais, je me suis dit que l’une des issues de cette question épineuse serait de penser le médiateur en tant que narrateur et sa parole, non pas comme une autorité sur ce qui est vu mais comme espace particulier dans lequel se déploie ce qui est vu, une possibilité du lieu donc. La parole comme lieu d’exposition, c’est-à-dire comme une conception étendue de l’espace où prennent place les œuvres. Quand je parle d’extension, c’est pour dire que les choses peuvent se déployer par les bords, par les limites de ce qu’il est admis de considérer comme étant le lieu de l’art. Et donc non plus la parole comme objet central de l’art contemporain qui empêcherait littéralement l’œuvre d’avoir lieu, c’est-à-dire de se déployer comme une expérience sensible avec une nécessaire dimension d’indicible et de secret, mais une parole qui serait une tentative de débordement de l’espace où « cela a lieu ». Comme le dispositif de Percées, une tentative de mettre en relation une expérience avec son « en dehors ». Une parole discrète, au sens d’une faible quantité mais aussi quelque chose qui agit sans faire de bruit, l’air de rien, sans que cela soit directement perceptible. Là encore je trouve des correspondances avec les œuvres que tu développes actuellement.

Pour revenir à la parole, je me suis rendu compte qu’elle prenait une toute autre charge lorsqu’elle était prononcée en public, qu’elle tentait une espèce de passe magique en direct. Et d’une certaine manière lorsqu’elle s’autorisait à se produire sans être autorisée. Cela rejoint la question de l’incompétence que nous avions partagée lors d’un précédent Lundi de Phantom. L’espace de l’incompétence est peut-être l’espace vacant, possible à investir dans une société qui réclame sans cesse de la compétence individuelle et qui est obsédée par la maîtrise du risque, deux dimensions qui fabriquent une « culture du projet », c’est-à-dire un savoir-faire non pas rapporté à l’expérimentation de situations possibles mais au contrôle de ce qui va se produire effectivement – on aurait envie de dire « si tout va bien ». Je conviens que l’incompétence dont j’aperçois le potentiel – et dont j’aimerais comprendre la manière dont elle pourrait s’exprimer positivement – est particulière. C’est une incompétence qui réclame du désir, de la présence et non l’incapacité à agir, la perte de vitalité que fabriquent les pressions d’un système de la performance – qui produit à dessein l’incompétence du consommateur, jamais disponible à autre chose qu’à un jeu de transactions : de biens, de temps, d’affects. On pourrait dire que c’est l’incompétence de l’amateur qui m’intéresse car elle repose sur le désir de faire l’expérience des choses par soi-même sans projection au-delà de l’expérience elle-même. Il n’est pas facile de parler d’amateur aujourd’hui sans tomber dans des controverses un peu politiciennes qui opposent amateurs et professionnels de l’art, créativité et création. On peut simplement noter que l’augmentation du niveau de formation des professionnels de l’art et de la culture se traduit par la fabrication d’un espace de légitimité de la parole inscrit du côté du savoir académique plus que de la pensée par l’expérience – que l’on pourrait considérer comme l’un des fondements de la pensée-artiste et peut-être un endroit que partagent l’artiste et l’amateur.
Cela produit d’évidence une difficulté à agir, une peur même parfois, qui pour moi va à l’encontre de la fabrication d’un lieu et qui explique la prise de rang de la communication comme une forme d’action à distance, le « faire signe » plutôt que le « faire lieu ». Le « faire lieu » s’appuie sur la nécessite de co-présence des corps, la construction d’une situation structurée par un ensemble de décisions tout autant qu’une production entropique de savoirs débordant radicalement le cadre de ce qui peut-être « pré-vu ». Des savoirs situés qui sont souvent des formes inclassables de production de la pensée dont il est nécessaire de connaître l’espace d’énonciation pour les saisir et qui disent autant d’eux-mêmes que des lieux dans lesquels ils se sont constitués.
Le « faire signe » vise évidemment autre chose ; l’efficience du résultat. C’est une opération qui « vise à », qui ne se perd pas en route, qui va directement au but sans même laisser exister sa trajectoire. Ce « faire signe » recouvre les stratégies de communication produites par les institutions, les commissaires et parfois les artistes eux-mêmes. C’est un ensemble de gestes structurés autour d’un objectif précis, un projet, un assemblage de stimuli visant une situation qui en quelque sorte est dès le départ dans le passé, qui n’aura pas besoin d’avoir de présence ni de présent. « Cela a eu lieu » et donc n’a pas besoin d’avoir lieu pour atteindre son objectif. De ce point de vue l’écologie du « faire signe » n’est pas située, c’est une spirale dans l’espace de la communication qui n’a pas d’extériorité, pas de lieu d’existence. Même si d’évidence ce qui m’intéresse se situe clairement du côté du « faire lieu », de la fabrication de situations vécues, il ne s’agit pas pour autant d’instruire un procès à la communication mais d’essayer de voir comment elle peut contribuer à redoubler l’expérience du lieu. C’est par ce chemin que je suis revenu à cette idée que nous avions évoquée de « hanter les lieux », c’est-à-dire faire revenir dans un temps communs différentes temporalités du lieu. Un lieu hanté par lui-même, par les différentes expériences qui l’ont traversé. D’où une autre nécessité qui m’est apparue, celle du témoin, au sens, de nouveau, de l’historien amateur qui partage autant ce qu’il a vu et vécu qu’une part d’oubli – d’incapacité à se rappeler – permettant aux autres de trouver des espaces de projections dans son récit. Mais de cela il faudra également reparler. Il me semble, en tout cas, subitement nécessaire d’interroger la durée des relations entre des artistes et un lieu et la possibilité, chose parfaitement incongrue dans la situation actuelle, de considérer les premiers comme des témoins capables par leur formes et leurs langages d’actualiser sans cesse l’histoire du second, de replier d’une certaine manière les temporalités du lieu sur elles-mêmes – opération qui pourrait concerner potentiellement aussi les commissaires et le personnel des institutions.

Il me semble donc important de ménager des espaces où puisse s’énoncer une parole publique expérimentale, pas forcément experte, qui relèverait d’une tentative, une idée au travail comme une sculpture à moitié façonnée qui laisserait encore apparaître le bloc de pierre dans laquelle elle est taillée. Une idée dont l’origine est encore visible et partagée. On perd de vue les possibilités de produire une pensée avec les autres, de peur de ce que cela engage – de regards, de risques, de relations. Il me semble clair que ce qui fait lieu – dans l’art et ailleurs – tient d’une certaine intensité, d’un certain engagement dont il s’agirait de comprendre les conditions d’existence.
Dans un texte que je suis en train de finir par ailleurs, « Un feu sans lumière », je me suis intéressé aux paradoxes de ce qui fonde à mes yeux le lieu et notamment à la question de la bienveillance.
Comment créer les conditions de la bienveillance nécessaire à ce qu’un espace provisoire apparaisse ? Comment les créer alors qu’il ne semble pas possible / souhaitable de désirer une pareille chose que la bienveillance, qu’elle ne peut être que la conséquence indirecte d’une écologie, de situations et d’attentions particulières – et à ce titre, elle est en quelque sorte produite par l’extérieur. Elle ne peut être une injonction – comme la démocratie culturelle – et on ne peut en faire le constat qu’avec retard. Le lieu est donc ce qui est soudainement là – comme nous l’avons vécu parfois lors des Lundi de Phantom – mais pas toujours et pas toujours là où on l’attend et quand on l’attend.
Il se dessine par les marges, par des séries d’intensités qui le font apparaître. Il ne peut être visé. C’est ce que je retiens aussi de nos échanges récents avec Jean-Paul Curnier ;  pour tuer un animal le chasseur ne doit pas viser son cœur, ne doit pas même désirer viser son cœur, il doit devenir avec lui un seul et même espace et la flèche qui atteint alors le cœur de l’animal n’est plus une trahison, elle appartient à une expérience commune, à une histoire de survie qui s’énonce sans violence – comme le chasseur indien qui prend la peine d’expliquer à sa proie mourante pourquoi il la tue et de s’en excuser. Le  « feu sans lumière » est ce lieu qui n’a pas de forme particulière, ni contours ni de limite dans le temps et l’espace. Dans le cas qui nous intéresse, les œuvres ne sont pas plus à l’intérieur du lieu que le lieu est en elles. Il y a une forme de rupture des échelles et des autorités qui me semble tout à fait faire écho à ce que les pièces que tu imagines font au lieu et à ce que lieu leur fait.