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Suite d’un échange entamé entre Ismaïl Bahri et Olivier Marboeuf dans le cadre de la résidence de l’artiste au sein de La Fabrique Phantom, et de la présentation de la vidéo Orientations au FIDMarseille 2013.

Ismaïl Bahri, «Orientations».

Olivier Marboeuf : Cher Ismaïl, la présentation de ta vidéo Orientations au FID Marseille est une belle occasion de reprendre notre discussion. Orientations pose dès le titre l’idée d’inconnu, de territoire inconnu. Comment se déplacer, trouver sa place (ce qui est aussi une question d’orientation) ? Évidemment, là, cela touche au principe de la saisie. Comme je t’en ai déjà parlé, je m’interroge sur la violence en action dans le geste de nommer, attraper ce qui n’a pas de nom, pour le sortir de l’ombre, pour le fixer. C’est un geste de colonisation qui me préoccupe et comme dans l’histoire de la saisie de la forme de l’île à partir de l’imaginaire de la forme de l’océan, je m’intéresse à la manière dont peuvent se fabriquer des expériences et des récits sans saisie. Aussi, ce que tu mets en place avec Orientations me semble très passionnant, très juste. De nouveau, il s’agit de toucher à distance, de montrer sans nommer, sans saisir de manière définitive. Rien n’est fixé, comme l’indique le tremblement de l’encre dans le verre. Evidemment, dans l’accueil du détail – j’essaie de trouver une expression hospitalière car il y a une vraie douceur dans la manière dont l’image se révèle –, il y a une image double. Celle qui est dans le verre et celle qu’elle suppose, son hors-champ, qui devient soudainement extrêmement présent tout en étant invisible, ce hors-champ que nous finissons par voir mais dans un régime spectral.

Ismaïl Bahri : Marcher, ce verre d’encre à la main, en observant au plus près ce qui apparaît en surface, c’est déjà filmer. Orientations traite du fait de filmer, du geste du filmeur, peut-être. Je me filme en train de tenter de capter des images dans ce verre. Et en ce sens, Orientations fait référence aux origines du cinéma, au moment où les images se faisaient en même temps que se cherchait la recette de leur fabrication, au moment où filmer restait pour une grande part une pure expérience, où l’opérateur n’avait pas totalement pris le pas sur l’expérimentateur. Ce qui m’intéresse encore dans cette vidéo est le fait qu’elle capte une recherche en cours. On y voit un geste d’expérience simple mais légèrement sidérant car encore délicat à nommer. Ce que je veux dire par là c’est qu’au moment où j’ai tourné Orientations, j’avais du mal à saisir ce que j’étais en train de faire, à saisir mon geste pour ainsi dire. C’est peut-être ça qui m’intéresse dans cette expérience : celle de chercher des dispositifs déjouant toute saisie. Déjouant la saisie du geste et déjouant, par là même, la saisie définitive de l’image. Il me semble que c’est le surgissement du hors-champ qui vient, dans le film, mettre des mots sur cette recherche en cours. Le hors-champ est recadré, accueilli dans le verre, mais il s’incarne aussi par le passant qui, à la fin de la vidéo, m’accoste et me questionne sur les raisons de ma présence et sur mon activité. Ce qui m’intéresse dans cet échange est que ce personnage désigne par ses mots le dispositif filmique. Il décrit depuis un autre angle, le sien, ce que le spectateur du film ne peut que fabuler. En cherchant à comprendre ce que j’étais en train de faire, ce personnage devient un intercesseur, un passeur entre les spectateurs et la vidéo en quelque sorte, une sorte d’admoniteur, peut-être dans le sens où l’entendait Alberti. Dans la peinture renaissante, l’admoniteur est ce personnage qui indexe l’élément important d’une scène. Tout en faisant partie de l’espace de la représentation, ce médiateur guide le spectateur dans l’image. Il est passeur se tenant sur le seuil de la peinture, dans l’espace séparant l’oeuvre de son public. Cela rejoint ce qu’on disait sur l’exposition « Mandrake a disparu » et la façon dont certains éléments de l’illusion et du magique participent au dévoilement du tour. Dans Orientations, le dehors arrive par les bords, vers le centre de l’image, pour en désigner le hors-champ d’où il provient. Et il me semble que la manière propre au verre d’accueillir les paysages est proche de celle qu’a le dispositif d’accueillir le personnage. Ces doubles arrivées du hors-champ m’ont permis aussi de lâcher prise, d’admettre une forme de déprise et d’accueillir ce qui arrive, sans chercher à le fixer. Dans ce sens, ce qui m’intéresse dans Orientations est qu’on y voit une façon de filmer par l’entremise d’intercesseurs. Pointer un centre en passant par le détour du hors-champ, que ça soit par l’intermédiaire de ce personnage et par celui d’intercesseurs élémentaires, en l’occurrence ici, la surface de l’encre.

 

 

Olivier Marboeuf : Dans le contexte du FID Marseille où le documentaire est à l’honneur, il y a une autre idée qu’il me semble intéressant de mettre au travail concernant Orientations. La scène de l’entrée accidentelle du passant dans le cadre de ton expérience n’est pas seulement une forme de conclusion du film mais un changement radical de son régime. On passe d’une expérience filmée à une expérience documentaire. J’ai l’impression que ce moment nous renseigne sur ce qui constitue justement le seuil de l’expérience documentaire. La captation du réel n’est pas suffisante pour la définir – et la composer – complètement, elle nécessite une certaine réflexivité. Il faut qu’il y ait un autre qui nous permette de nous « réfléchir », de nous penser comme de nous voir. De là, on comprend combien la surface de réflexion – ici, l’encre – est un espace pour voir et pour penser dans le même mouvement.

Ismaïl Bahri : C’est vrai que l’irruption intrusive du passant vient dégonfler une bulle un peu autarcique, enfermée sur elle-même. Quand le dispositif s’est ainsi ouvert – qu’il a éclaté –, je me souviens avoir été très troublé et avoir failli couper la caméra. L’échange qui s’amorce vient redessiner les contours d’une expérience dont on n’a presque aucune information. Il situe géographiquement, informe un peu sur le contexte et introduit pêle-mêle divers éléments car on sent que ce passant cherche à me cerner, à me situer, ou du moins à comprendre ce que je fais et d’où je viens. De là à basculer dans le documentaire, je ne saurais pas trop. Mais je suis d’accord avec toi quand tu situes cela sur une limite. A la fin de la vidéo, nous ne sommes plus dans l’expérimentation et pas encore dans le documentaire. On a peut-être ici les éléments d’un documentaire en germe, un documentaire latent.

Marseille, juillet 2013