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En 2013, Ismaïl Bahri est en résidence de création à la Fabrique Phantom (www.lafabrique-phantom.org). Tout au long de sa recherche, il publie un dialogue avec Olivier Marboeuf autour de son travail et de ses lignes de fuite. « Filmer à blanc » est le troisième épisode de cette discussion.

Cher Olivier, nous sommes au mois d’août et je reviens vers toi pour te faire part de nouvelles expériences amorcées pendant et après le FID. Ces expériences se nourrissent directement des discussions que j’ai pu avoir là-bas avec toi et avec d’autres personnes. Elles ont aussi été activées en partie par l’échange qui a eu lieu avec le public autour du travail à la Maison de la Région. Il me semble que l’expérience du FID (Festival International de Cinema de Marseille) m’a aidé à prendre conscience des liens possibles qu’entretiennent mes recherches avec le cinéma. Ce lien est actif depuis longtemps mais j’en avais une intuition sans conscience. Tu vas voir aussi qu’elles gravitent autour de choses que nous avons déjà évoquées lors de nos échanges précédents et qu’elles peuvent êtres pensées en dépliement d’autres vidéos précédentes telles qu’Orientations et Dénouement notamment. Toutes ces vidéos dialoguent entre elles et je ressens de plus en plus le besoin de les penser et de les travailler comme les éléments à relier, comme les rouages d’un grand appareil de capture cinématographique.

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Le dispositif

Un cache en papier vient se greffer sur l’objectif de la caméra. Il est positionné à l’aide de tiges en fil de fer à quelques centimètres de la lentille. Le cache est découpé suivant les proportions exactes d’un 4/3, laissant légèrement entrevoir ce qui se déroule dans les bords, il obstrue presque la totalité du champ. Le papier fait office d’obturateur mais aussi d’écran. Par effet de surface, cet écran prend la forme d’un halo blanc, semblable à une projection sans film. Il cache autant qu’il montre : il déporte le regard vers les marges et donne à voir les prémisses du hors-champ.

La mise au point est ajustée sur l’élément le plus lointain dans le champ. Se crée alors une tension entre cette saute vers l’horizon et l’accolement à l’écran. Simple façon de contrarier la mécanique : tendre au plus loin pour troubler l’image en surface. A observer les vidéos obtenues, on balance entre l’illusion d’une lumière et la réalité d’un obscurcissement. C’est une forme d’obturation éblouissante. Une occlusion de lumière donnant l’illusion d’un éclat, d’une surexposition qui jette un trouble quant à la nature de l’écran. La surface tramée de l’image vidéo se confond avec la surface blanche à l’image.
Le dispositif ne tient à rien et travaille une image qui ne se révèle pas d’emblée. Je pense qu’il rejoue les incertitudes visuelles liées à la magie mécanisée de la lumière, au scintillement cinématographique (vibration de surface, pellicule, photogramme scintillant…) Il me semble qu’on retrouve encore la même volonté de faire trembler l’image numérique par l’interface d’un intercesseur élémentaire, en l’occurrence ici la feuille de papier.

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Rapport au cinéma

Je crois, comme je te l’ai dit au FID, que ce sont ces éléments là, déjà présents dans le travail, que je voudrais développer ces prochains mois. C’est cette dynamique que j’ai envie d’expérimenter. J’aimerais développer plus en profondeur le rapport au cinéma déjà présent dans mon travail. Explorer donc les relents d’une archéologie du cinéma, l’utilisation d’intercesseurs élémentaires par l’exploration des divers enjeux liés aux opérations et mécaniques cinématographiques. Par exemple, Dénouement est une tentative de rejouer les questions de profondeur de champ, de mise au point, autant qu’Orientations qui explore aussi la lentille, l’œilleton, le détail et le hors-champ. Attraction est une sorte de camera obscura inversée, Film rejoue, dans une sorte de théâtre magique le déroulement de la bobine, la cinétique des images de la même façon que Ricochet capte un enregistrement sans persistance. Et maintenant l’obturation, la projection, l’écran : la question de la magie lumineuse. Je me rends compte que chacune des ces expériences dessine les contours d’un grand appareil de capture cinématographique. Et ce sont les éléments constitutifs de cet appareil que j’ai envie de continuer à disséquer – comme on démonterait une mécanique – pour le remonter ensuite par l’entremise de mes diverses expérimentations.

Récits d’expériences

Le dispositif se cherche encore. Jusqu’à maintenant, je l’expérimente en filmant diverses choses : paysages, chantiers en construction, scènes de rues, manifestations. Les pistes se multiplient. Les expériences les plus intéressantes se révèlent être les scènes saturées, c’est-à-dire les moments où le champ est rempli sur toute sa profondeur.

Paysages et obturateur

Les scènes de paysage testées à Saint-Étienne début juillet m’ont intéressé car j’avais utilisé un cache fixé par sa partie supérieure. Ce cache était mobile et fonctionnait comme un clapet (ou obturateur) actionné par le vent. L’expérience est sous-tendue par ce que nous avons déjà évoqué concernant le recours à des intercesseurs élémentaires, en l’occurrence ici le vent, comme chez Simon Quéheillard. Le vent comme énergie motrice permet une dynamique de révélation et d’obturation de l’image. Autre chose, le basculement vers l’avant et vers l’arrière du clapet se déploie en volume et crée un trouble de surface. Ce qui m’intéresse encore sont les variations de couleurs et les pulsations lumineuses créées par cet effet de bascule. Aussi, les vidéos disposées en série, les unes à côté des autres, accentuent les variations du pulsatile et travaillent, je crois, la question de l’horizon. On retrouve ici mes obsessions, celles consistant à travailler le point le plus lointain par un effet de surface. Mais cela reste à développer.

Filmer à blanc

Une autre expérience a été réalisée à Tunis en juillet, à un moment où le pays vivait des troubles importants. J’ai filmé le cortège menant vers le cimetière la dépouille d’un opposant politique tunisien assassiné (Mohamed Brahmi). Des milliers de personnes ont envahi les rues pour une longue marche. Cette expérience m’a intéressé pour plusieurs raisons. D’une part, le champ saturé de personnes et de mouvements crée une tension à l’image. J’ai l’impression que le dispositif active le flux produit par ces formes mouvantes, notamment par le contraste créé entre la fixité vibratile du cadre blanc et la mobilité des corps défilants. Ce qui m’intéresse aussi est le travail de superposition des formes dans la profondeur. En ce sens, le cache vient en recouvrement de corps s’éclipsant naturellement les uns les autres.
A l’origine, ce qui m’intéressait en filmant cette manifestation était le flux de vie, l’effet de masse. J’avais à l’esprit les images de foules au cinéma : celles des premiers films Lumière, de Griffith, d’Eisenstein. Pour réaliser une fois sur place qu’une tension se créait entre l’événement historique et l’image déchargée – évidée – produite par le dispositif. Beaucoup de personnes du cortège m’ont pris pour un journaliste mais se demandaient ce que pouvait être cet appareil. Une femme passant derrière moi m’a par exemple dit « surtout ne ratez rien ! », sous-entendu, « captez l’événement, gardez en mémoire pour la collectivité ». Simple anecdote pourrait-on se dire, mais de ces mots affleure le caractère décalé de l’expérience vu qu’il s’agit moins de capter l’événement que de le rater. Je filme à blanc. Et l’idée de filmer à blanc est importante car elle suppose un film évidé d’une partie de son contenu, un film hanté par ses images absentes. En fin de compte, il s’agit de cela. Ici, il n’y pas de film sinon celui qui se déploie ailleurs, qui se projette en débords d’écrans.

Cette posture ambiguë d’un film à blanc explore la torsion d’un contact par déprise. Partir filmer au milieu d’une foule, au contact de l’évènement sous-tend la recherche d’une précise distance, que ce soit vis-à-vis du sujet filmé, du monde ou du contexte. Le recours à des intercesseurs physiques (papier, fil, encre) active l’écart tout en liant concrètement la caméra au sujet filmé. Le fil de Dénouement sonde un contact à distance quand l’écran de papier jette un trouble de surface sur une profondeur. Et j’ai le sentiment que c’est notamment à l’endroit de la tension entre contact et distance que palpite le cinématographique, que c’est à l’orée du pelliculaire et à l’échelle de ce trouble de surface que survit une hantise du cinéma. Cette tension opère aussi à un autre endroit : entre la petite échelle et la masse, entre ce fragment de papier large de quelques centimètres et la foule grouillante. Le travail du cadre (et du cadre dans le cadre) revient à accoler – comme par capillarité – agrégat et fragment dans une même image.
Et pour revenir à la question de la lumière il me semble que ce dispositif de captation questionne le lien entre la saturation propre à l’évènement filmé et la surexposition blanche à l’image. D’où cette question qui me travaille et que j’aimerais réfléchir avec toi : le recours à la surexposition lumineuse est-il un moyen de sortir de la surexposition médiatique ? Difficile à dire ce qu’il en est à ce stade naissant de l’expérience, mais j’ai eu l’impression que j’avais là un possible moyen de filmer ces scènes qui sont pour moi difficiles à cadrer tant elles ont été vues ces deux dernières années. J’ai l’impression que le travail du cadre ne peut se faire sans activer un retrait, une mise à distance ; sans un toucher par déprise.

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Olivier, je reviens vers toi suite à d’autres expériences affinant les premières. J’ai de nouveau filmé une manifestation et ce qui m’a semblé important à noter cette fois-ci est que je me suis placé au milieu de la foule et non à ses abords. J’ai cadré les personnages à mi-hauteur, c’est-à-dire au niveau du bassin. Il m’a semblé plus judicieux de me placer au sein même du mouvement, telle une pierre enveloppée d’un flux. Filmer au milieu de la foule accentue l’effet de grouillement et accueille parfois les ombres des personnes passant derrière moi sur le cache en papier. On sent alors le caractère tangible de cette interface placée entre la caméra et le sujet filmé. A d’autres moments, des personnes, dans leur marche, viennent buter contre le cache et le font trembler. La double conjonction des ombres et du tremblement contribue, je crois, à dévoiler le dispositif et accentue le caractère pelliculaire d’un écran dont on finit par deviner la nature.

Cette expérience a rendu plus sensible encore ce qui me paraît être l’un des éléments les plus importants de cette vidéo : le recouvrement des formes. Dans film et dans Dénouement, il était question de pli et de dépliement, ici il s’agit de recouvrement à couches multiples. Pli et recouvrement m’intéressent parce qu’ils donnent forme à une image complexe, prenant le temps de se déployer en plusieurs temps et sur plusieurs espaces.
Et là encore, c’est une remarque qui m’a troublé en plein travail quand un passant m’a lancé ces mots aux accents de formule : « vous avez besoin du blanc pour faire semblant ». Ce jeu phonétique entre semblant à sans blanc pressent l’idée d’un film évidé, d’une coquille filmique. Le faux-semblant lié au blanc pointe le factice d’une prise sans capture. Ce qui renforce l’idée consistant à faire de ces vidéos un semblant de cinéma.

Ellipses

J’ai par ailleurs filmé des paysages avec, cette fois-ci, le clapet pivotant actionné par le vent. La palpitation lumineuse active une forme d’intermittence. Les moments les plus intéressants m’ont paru être ceux où des personnages entrent dans le champ. Leur apparition discontinue amorce une narration potentielle autant que partielle. Maintenu à ses prémisses, la narration naît d’un effet d’ellipse, dans une suite s’énonçant par sauts et par sautes. Ces sautes pourraient se faire à l’intérieur de chaque écran et entre les écrans – si on imagine une série de vidéos reconstituant le paysage. Elles créeraient un effet d’allusion par suture lâche.

A l’instant me vient l’intuition du chronophotographique : entre deux sursauts d’images, le clignement de l’œil, l’obturation séparant les deux stations du mouvement ponctuent la progression par l’absence. Et ce à quoi j’aspire par l’immixtion de tels vides dans la continuité c’est d’arriver à faire trembler l’image vidéo au moyen d’une palpitation, disons, photogrammique. Il faudrait arriver à un film se lisant par saut et par saute, par omission de segments et par addition suppléant ce qui s’absente.

Enfin, pour revenir aux intercesseurs élémentaires évoqués lors de nos échanges pendant le FID, je crois que la notion d’élémentaire prend ici doublement sens. Je pense à l’élémentaire induit par la simplicité du matériau papier et à celui qu’entretient le dispositif avec les éléments naturels. Ici, c’est le vent parcourant le paysage qui fait palpiter l’image. Ce sont les mouvements d’air invisibles qui, ainsi donnés à voir, rejouent le frémissement cinématographique. Le paysage et les corps enveloppés par les éléments – activés pas le vent qui les nimbe – deviennent le sujet d’un film que l’obturateur de papier rend sensible.  

Ismaïl Bahri, juillet-août 2013