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Phantom

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Lundi 20 novembre 2017, pour le 30ème Lundi de Phantom, João Vieira Torres nous emmènait sur les traces d’Aurora, sa grand-mère disparue, sage-femme et guérisseuse pendant plus de quarante ans dans le Sertão profond du Nordeste brésilien. Retour sur cette traversée.

Dans Aurora, le personnage de João, hanté par des apparitions et des voix et devenu lui-même un fantôme après son exil en Europe, décide de revenir dans cette région désertique où l’évangélisme gagne du terrain. Lors de ce parcours initiatique où il ne sait ce qu’il cherche, il fera de nombreuses rencontres et chacun souhaitera lui transmettre des histoires, souvent tragiques, de femmes disparues. Il devra transporter malgré lui ce terrible héritage jusqu’à une destination mystérieuse.
 
La figure d’Aurora planait déjà sur le précédent film de João Vieira Torres, Les Enfants fantômes. Il poursuit avec Aurora une écriture qui glisse du documentaire à la fiction. Pour cette soirée à l’Espace Khiasma, il a partagé certains de ses films précédents et des rushs de son film en cours, anthropologie participative et fable fantastique.
 

Extraits des films de João Vieira Torres. Photographie par Romain Goetz.

Alors que la cuisine habituelle s’activait dans les recoin de Khiasma, João a accepté de répondre à quelques questions. Un préambule pour un travail en mouvement.
Peux-tu raconter l’origine de ce projet de film, Aurora ? Tout part d’un rêve, je crois, d’une histoire de fantômes et d’un appel au retour qui prend une forme magique.

Oui, tout part d’un rêve, dans lequel je racontais à ma mère, en français – langue qu’elle ne parle pas – l’histoire de ce film-ci. Je lui disais que j’allais partir à la recherche des enfants que ma grand-mère paternelle avait aidés à naître. Elle avait fait office de sage-femme pendant plus de quarante ans dans le Sertão profond de Bahia. Ce n’était pas sa profession : elle était agricultrice et faisait cela par vocation. Elle ne savait ni lire, ni écrire. Par ses mains, de nombreux enfants sont venus au monde, aucun d’eux n’est mort lors de l’accouchement. On dit aussi que ses prières éteignaient le feu des saisons sèches. Elle avait le don du feu et de la vie.

Je ne l’ai pas connue. Nous nous sommes rencontrés il y a plus de trente ans, j’avais quelques jours. Je n’ai aucun souvenir direct d’elle mais j’ai beaucoup de souvenirs qui m’ont été rapportés et sont devenus miens. Elle est morte un an après ma naissance en priant dans un bus qui l’amenait nous voir de Juazeiro à Recife. Mon père devait la retrouver à la gare. Il n’a trouvé que ses valises. Son corps était déjà parti à la morgue. L’inconnu qui s’est aperçu de son décès, son compagnon de voyage, la regardait depuis un moment, étonné de sa quiétude, un chapelet à la main qui tenait une perle. Il a touché son bras, l’a appelée délicatement et, comme elle ne répondait pas, il a pris son pouls, mais celui-ci s’était arrêté. Il a mis un petit miroir sous ses narines. Aucun souffle n’embuait le verre. Pour ne pas effrayer les autres passagers, il a discrètement communiqué le décès au seul conducteur. Ils n’étaient plus très loin de Recife.

Après cet ultime voyage, ma grand-mère est revenue en rêve visiter ma mère qui, lorsqu’elle était encore en vie, n’avait jamais voulu lui demander sa bénédiction comme le faisaient ses autres belles-filles. En voyant en rêve sa belle-mère décédée, ma mère, morte de peur, n’a pas hésité à lui demander pour la première fois sa bénédiction. Ce à quoi ma grand-mère a répondu en riant et en lui disant : «N’aie pas peur ma fille, je ne te veux pas de mal, que Dieu te bénisse. »

Ainsi ce film est celui de mon retour dans le Sertão da Bahia, après vingt-six années d’absence. Mais ce n’est ni une quête d’origines, ni un retour vers le passé, même si son point de départ est un appel de ce passé-là, le rêve que j’ai fait au moment même où je recevais la nationalité française et m’éloignais plus que jamais du Brésil et du Sertão.

Dans mon rêve, ma mère me demandait si je n’aurais pas peur des fantômes. Je répondais que, s’il y avait des fantômes, au moins je ne serais pas seul. Je lui disais que, dans ce film, j’allais « chercher l’Aurora », mais que ce que j’allais trouver serait probablement beaucoup plus sombre.

Tu as déjà essayé une première fois de revenir sur les traces de ta grand-mère avec le film Les Enfants fantômes ? Déjà la question de la hantise était là, mais tu l’abordais d’une autre manière.

Le verbe « hanter », en portugais, se dit « assombrar » qui vient du mot « sombra » : l’« ombre » en français. « Assombrar » voudrait dire « jeter une ombre sur quelque chose ». Mes ancêtres paternels viennent d’une région semi-désertique. Je me suis toujours demandé pourquoi les maisons – des petites fermes au milieu de la brousse – y avaient de si petites fenêtres. Il fait sombre dans ces maisons. L’ombre, c’est là où se crée la vie quand, dehors, le trop de lumière brûle.

Quand j’étais petit, les fantômes me visitaient rarement le jour. C’était dans la nuit, quand tous dormaient et que les portes des chambres étaient fermées à clef, que je les entendais. Parfois, leur ombre était si opaque que dans le noir, je croyais les voir. Je n’étais pas seul : il y avait quelque chose autour de moi, en moi. Mais c’est là que je me sentais le plus seul, parce qu’il n’y avait que moi qu’ils visitaient. Je ne pouvais partager leur présence avec personne d’autre. Et chaque famille a ses fantômes. Chacun a les siens. Des présences, des histoires, qui nous appartiennent, qu’on le veuille ou non, sans forcément les avoir vécues dans sa chair, à la première personne.

Les Enfants fantômes a été un premier pas vers cette tentative d’éclairer l’une de ces histoires, quelques-uns de ces fantômes et de leur parcours, dont j’ai hérité. Qu’est-ce qu’on peut faire de ce legs, parfois difficile à porter et qui nous poursuit ?

J’ai voulu travailler sur l’idée d’une mémoire héritée, impossible, d’une mémoire formée comme dans une autogenèse. Pour cela, j’ai fait appel, lors d’un workshop, à des personnes de tous horizons qui, comme moi et peut-être toi-même, avaient des souvenirs qui, en principe ne pouvaient pas s’être directement gravés en leur mémoire : je leur ai en effet demandé d’écrire les souvenirs qu’ils avaient de leur naissance.

Par la suite, je me suis rendu compte que toutes ces histoires de naissance avaient de nombreux points communs, mais surtout celui-ci : la présence de la mort. Comme si, dans toute histoire de naissance, un autre devait partir, tout en laissant quelque part une ombre, en « assombrissant » celui qui naît.

Inspiré par la réflexion de Walter Benjamin sur la figure du conteur, j’ai demandé à ce que chaque personne raconte son histoire à une autre dans le groupe qui ne la connaissait pas et, dans un deuxième temps, que cette autre personne raconte à son tour l’histoire, à la première personne et d’une manière qui permette à l’histoire d’être continuée. Chacun écouterait alors sa propre histoire de la bouche d’un autre, en une forme de mise à distance, et l’autre, qui auparavant ne la connaissait pas, s’approprierait cette histoire pour la transmettre au groupe.

Les Enfants fantômes part de deux lieux communs difficiles à éviter, naître et mourir, thèmes trop lourds pour être évoqués sans pathos. C’est pourquoi ma propre histoire, contée dans le film, ne pouvait se déployer qu’en s’articulant avec les souvenirs de ces autres personnes, même s’ils étaient de manière factuelle étrangers aux miens. Cependant, entre les leurs et les miens, il y avait un air de famille. Comme a pu le montrer Georges Perec, les souvenirs d’autrui peuvent être plus proches de moi, m’être plus familiers, que les miens. Les souvenirs de ces personnes avaient le pouvoir d’invoquer —comme on invoque des esprits— mes propres souvenir et les miens les leurs. Pour autant, le propos de ce film n’était pas autobiographique. Il s’agissait plutôt de construire une « biographie déguisée », qui faisait appel à notre mémoire à travers une autre mémoire, « à côté » de la nôtre bien qu’elle ne soit pas la nôtre…

Pour tes recherches, tu as d’abord travaillé sur de la collecte de récits, des enregistrements de longs entretiens auprès des membres de la famille élargie d’Aurora. Comment imagines-tu travailler cette matière énorme et très largement dramatique qui est littéralement hantée par la violence faite aux femmes et, je dirais même, hantée par la transmission de la violence comme élément structurel de l’éducation et de la production des corps ?

Il s’agit bien là du motif de ce « Lundi fantôme » car, pour le moment, j’ai quelques hypothèses mais pas de réponse définitive.

En effet, lorsque je suis allé à la recherche des enfants que ma grand-mère avait aidés à naître, j’ai entendu de multiples histoires, la tradition orale étant encore très présente dans la culture de cette région. Mais je me suis confronté très rapidement à certaines histoires qui se répétaient de bouche en bouche, sans que je demande à les entendre. Dans ce tamis du temps et des mémoires, cinq histoires de femmes liées à Aurora revenaient constamment. Des histoires tragiques, liées à la condition de ces femmes et à la dureté de la vie dans la région à travers plus ou moins un siècle. Dans chacune de ces histoires, les questions de race, de genre, de statut social, de religiosité étaient déterminantes. Il faudra les mettre en lumière, mais sans réduire les histoires de ces femmes à de simples illustrations de ces questions politiques, sans pour autant les traiter comme des faits divers.

La forme fictionnelle me semble la plus pertinente pour évoquer ces histoires sans les désincarner et aborder pleinement les questions politiques qu’elles posent. Mettre en lumière juste ce qu’il faut pour que malgré tout il y ai encore de la pénombre, de l’énigme ? Comment créer l’environnement propice pour entendre ceux qui n’ont plus de voix mais qui continuent à nous parler ?

Jusqu’à présent ton travail s’intéressait au geste du cinéma anthropologique en essayant de le repenser peut-être à partir de la perspective des Suds, mais aussi comme un espace pour être ensemble, proches, une forme de rituel. Avec Aurora, tu t’attaques à un récit personnel, familial mais que tu essayes au contraire de mettre à distance sous la forme d’une fable comme une manière de ne pas représenter ce monde dont tu ne te sens pas proche et qui ne t’a jamais accepté.


Toute l’anthropologie est hantée par les histoires personnelles que l’anthropologue classique a essayé sans cesse de mettre à distance, s’efforçant de recréer une forme d’objectivité. Or sans ce film, je ne serais probablement jamais revenu là d’où viennent mes ancêtres. Sans l’appel des fantômes, il n’y aurait pas de film. Sans ce film, je ne me serais pas rendu compte que moi-même j’étais un fantôme pour ceux qui ne m’avaient plus vu.

Ce film n’est pas celui d’une quête d’origines. Je ne prétends pas non plus faire un film anthropologique. Mais si ce film avait un caractère anthropologique – je dirais d’ « auto-anthropologie » –, celui-ci résiderait dans le fait que je me laisse affecter par les situations, par les êtres, les vivants et les morts, à la manière que décrit Jeanne Favret-Saada. Je me laisse aussi guider par l’énigme, par ces rêves et ces fantômes, comme a pu le faire Vinciane Despret dans son livre, Au Bonheur des morts.

Sur les traces d’Aurora. Photographie par Romain Goetz.

Quand on voit tes premières images de la région du Sertão brésilien, on est frappé par la puissance évocatrice de ce paysage aride, son côté western.
Pourtant tu me disais que tu ne voulais pas te cantonner à cette image réelle mais à la fois attendue de ce territoire. Comment penses-tu t’y prendre ? As-tu envie, à partir du périple de ton personnage depuis la côte urbanisée à cette campagne désertique, de raconter quelque chose des bouleversements du Brésil contemporain ?

Le film, à certains égards, prendra un aspect documentaire, mais sera sûrement en partie joué par des acteurs, dont l’un incarnera mon personnage, un jeune homme parti loin de son pays depuis de nombreuses années, qui commencera par faire des rêves et être hanté par des présences énigmatiques qui le feront aller là où précisément il ne voulait pas revenir.

Il est guidé au début par ses rêves, ces présences qui le font rencontrer d’autres présences, incarnées comme lui, qui le font s’ouvrir à d’autres énigmes, entendre et vivre d’autres histoires. Ce jeune homme est guidé dans le paysage et, tout en étant hanté par des présences du passé, il est amené à rencontrer des gens, à visiter des lieux dans le présent de cette région du Brésil d’aujourd’hui, dans le moment très sombre qu’elle traverse.

Je ne crois pas pouvoir faire un film « sur » ce moment très grave, tragique, de l’histoire du Brésil. Mais le film en sera traversé. Mes films ne sont pas sur des sujets (personnes ou thèmes), en tout cas je ne le souhaite pas. Je préfère faire avec des sujets. Comme Douglas Sirk a dit : « on ne peut pas faire des films sur quelque chose, on peut seulement faire des films avec quelque chose, avec des gens, avec de la lumière, avec des fleurs, avec des miroirs, avec du sang, avec toutes ces choses insensées qui en valent la peine. »

Un autre fil qui n’est pas toujours clairement nommé mais qui traverse, j’ai envie de dire dans l’ombre et en silence, le film est la question de la peau, de la couleur de la peau. Un récit de la pureté occidentale souillée par les métissages souvent inavouables avec les noirs et les indigènes. Et donc la manière dont certaines pratiques qui sont un peu dissimulées reprennent de l’importance dans des moments d’urgence, à travers la figure d’Aurora, l’accoucheuse / guérisseuse qui est une sorte de cousine des sorcières et une figure dépositaire d’un savoir particulier, d’un geste de soin et de relation au monde.

Aurora avait appris les secrets des herbes et du corps des femmes de sa belle-mère, Victoria, mon arrière-grand-mère indienne, capturée par des vachers, emmenée de force, encore jeune fille, loin de son peuple, dans une ferme.

Il est évident qu’à travers le personnage d’Aurora, entre autres, et notamment l’histoire de l’arrivée de sa famille dans la région, la question du colonialisme et du racisme est très présente. Mais il s’agit aussi d’une histoire de métissage, où l’on voit des populations marginalisées, dans une région pauvre où les services médicaux étaient précaires voire inexistants, tirer parti de leur proximité d’avec la nature qui les entourait, en s’appuyant sur des savoirs qui ne viennent pas de nulle part : leur culture populaire, avant d’être brésilienne, était en partie celle des Amérindiens, mais aussi celle des hommes et des femmes amenés d’Afrique en esclavage.

Et en effet, le fait qu’Aurora fût une femme, quand les autorités médicales de l’époque étaient très masculines, ajoute à son caractère de bonne sorcière. A ce propos, une des histoires les plus racontées par les témoins de la vie d’Aurora est celle de sa deuxième fille, l’une des représentantes de la première génération à avoir migré de la brousse vers la ville, et qui est morte dans une maternité, frappée peut-être par l’ironie du destin et sans doute par la médiocrité des services publics de santé.

Le souvenir d’Aurora invite aussi à s’intéresser à la question de la spiritualité chez ses descendants et ses nombreux « enfants d’accouchement ». On dit que, dans son art, elle utilisait deux adjuvants principaux : de l’huile d’olive et des prières. Comment évoquer cet héritage spirituel, notamment face à la montée en puissance des églises évangélistes et la grande dévalorisation qu’elles véhiculent de tout ce qui peut provenir des cultures non chrétiennes, à travers notamment leur diabolisation de l’héritage cultuel afro-brésilien et amérindien ? Beaucoup des enfants que ma grand-mère a aidés à naître sont en effet passés de la pratique d’un christianisme métissé à celle de l’évangélisme.

Comment envisages-tu la suite aujourd’hui de cette écriture complexe ?


J’envisage ce film non comme un parcours initiatique, mais un retour, un parcours ré-initiatique. J’ai déjà accompli plusieurs cycles de repérage ; il reste maintenant à conduire tout un travail de fictionnalisation de ces rencontres. Une re-mise en scène, avec un fil rouge composé d’énigmes par lesquelles le personnage sera porté d’un point à un autre, suivant un principe de sérendipité.

Autel de lecture de João Vieira Torres. Photographie par Romain Goetz.

 

Pour vous replonger totalement dans la soirée, la r22 Tout-monde a enregistré Joao Vieira Torres performer la voix off de son film Aurora. 

Une lecture suivie d’une discussion avec Olivier Marboeuf et la communauté de personnes présentes pour ce nouveau rendez-vous de la fabrique Phantom.

 

Préparation du repas partagé dans la cuisine de Khiasma