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Simon Quéheillard en résidence au collège Politzer de Bagnolet

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Simon Quéheillard a été accueilli en résidence au collège Politzer de Bagnolet (93) durant l’année scolaire 2012-2013 dans le cadre du Projet Educatif Départemental de la Seine-Saint-Denis (PED). Après cette année d’expérimentations avec des collégiens de 5ème SEGPA (avec lesquels il a réalisé des photographies et une vidéo), il livre sous la forme d’une lettre à Dominique Bourzeix (responsable de ce dispositif de résidence au sein du Département), ses réflexions sur l’éducation à l’image qu’il imagine comme un exercice de non-fixation et la place de l’artiste comme un jeu entre le cadre et l’accueil de l’imprévu.

Cher Dominique,

Ma résidence au sein du collège Politzer, à Bagnolet, arrive à présent à son terme. Je souhaitais donc aujourd’hui vous écrire à mon tour pour prolonger cet échange avec vous, n’ayant malheureusement pas pu me rendre à cette réunion collective du mois de février, du fait de ma résidence en Pologne, à Cracovie. Cette lettre aussi pour vous faire part de quelques expériences, et vous soumettre quelques réflexions, que l’exigence de cet atelier (dans le cadre du PED) permet de mettre en œuvre. L’atelier s’est déroulé tout au long de l’année, marqué par deux phases de travail bien distinctes. La première partie, consacrée à un travail de photographie partant d’un remake, fut pour moi une phase de présentation et de rencontre avec les élèves, manière de prendre pied dans l’organisation, une sorte de mise en jambe. Mais le moment déterminant eut lieu à mon retour de Pologne, où l’atelier pris un tournant décisif, coïncidant par là même, comme une forme d’engagement réciproque, avec une grande implication des élèves. Planifier une série d’exercices relève, comme dans le cinéma, de l’écriture d’un scénario. Et l’on sait bien souvent ce qu’il en advient : le film que l’on obtient ne lui ressemble pas.

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La toute première séance eut lieu le mardi 2 octobre. J’avais en tête, ce jour-là, d’introduire l’atelier par le mot « expériences ». Manière pour moi de fixer un programme, et d’opérer en bordure du mot « art », source aujourd’hui d’un trop grand nombre de confusions (l’art synonyme de produit de luxe, d’une chose inaccessible, de réussite sociale). Pour démarrer cette séance consacrée au remake, il m’arrivait par exemple de m’appuyer sur l’œuvre choisie en faisant circuler une photo dans les rangs de la classe. Mais, dans premier temps, il n’était jamais fait mention de l’artiste en personne, comme d’un être à part entière, mais seulement, voyez-vous, d’un « type » ou d’un « copain », sans plus de précision. De mes premiers pas jusqu’à ce jour, j’avais toujours eu en tête cette phrase de Dubuffet : « Les meilleurs moments de l’art sont lorsqu’il a oublié comment il s’appelle. » Mais qu’est-ce qu’une expérience ? leur ai-je demandé. Réponses : « Pour savoir ce que c’est ». « Pour savoir si c’est vrai ou faux. » « On mélange les produits pour voir les couleurs. » Et telle fut ma réponse : « vous entendez, maintenant, que dans savoir il y a voir ». C’était un premier pas vers l’éducation à l’image et une approche sensorielle de la connaissance. C’est à cette séance que j’ai pensé, lorsqu’il nous fallut quelques mois plus tard trouver un titre au film que nous avons réalisé cette année. Le film s’intitule : Ça voir 5è7. Tout d’abord, faire les choses pour «ça voir», 5è7 étant le nom donné à ce «ça voir» élaboré tout au long de l’année (comme nous dirions Opération Espadon, par exemple).

Nous avons élu notre terrain de jeu sur les terrasses au pied des tours Mercuriales, à dix minutes à pied du collège. Les différents éléments mis en jeu lors de cet atelier étant l’architecture et les infrastructures urbaines, le vent, ainsi qu’une collection d’objets hétéroclites tels que des cartons d’emballages, des bouteilles de plastiques vides et rebuts en tous genres. Un des principes de l’atelier, dans sa relation au territoire, nous rappelle à cette scène quasi-mythique de la modernité dans une ville, où des enfants jouent à partir d’objets délaissés sur un terrain vague. C’est une scène récurrente dans les films des années soixante. L’atelier a été guidé par la question du jeu comme une forme primordiale de la pédagogie. Jouer avec les choses telles qu’elles existent. À chaque séance, était présenté aux élèves ce même grand sac rempli d’objets délaissés, tel un coffre à jouet ou une boîte à outils. Ces objets dont plus personne ne veut, personne ne les vend, personne ne les achète. Libérés de leur dimension utilitaire comme de leur fonction, ils déploient un espace d’invention au travers de cette existence gratuite et sans but. Par l’entremise de ces objets, le jeu n’existe pas seulement où il nous est assigné, imposé de l’extérieur (aires de jeux, magasins de jouets). Le jeu déploie alors ses propres règles. Tout d’abord, ces objets leurs sont apparus avec répulsion et une certaine réticence à s’en emparer. Mais j’observais assez vite leur désinhibition, ainsi qu’un certain désir, notamment pour les sacs plastiques et l’enivrement qu’ils procurent circulant dans les courants d’airs. Il est intéressant d’observer cette liberté à l’égard des représentations évoluant au fur et à mesure des séances. Lors de la séance de restitution, nous avons dû faire face de nouveau à un certain conformisme sur ce sujet, avec des élèves de troisième. Élèves à qui j’ai posé publiquement cette question à la fin du film : « avec quoi aimez-vous jouer ? » Mais cette question fut sans suite. Probablement, cette question d’attraction/répulsion pourrait être versée au dossier d’éducation à l’image.

Avant chaque séance pratique, un temps fut consacré à l’énonciation d’une règle ou d’un protocole servant de base au déroulement de l’exercice ou du jeu. Au cours d’une séance, j’ai un jour confessé aux élèves mon manque total d’imagination, la mise en place de cet atelier résultant tout d’abord de l’observation d’un déjà là, comme les éléments d’architectures aux alentours du collège ou cette collections de résidus récoltés dans la rue. Je n’ignore pas cependant l’aspect doucement provocateur que peut contenir ce type d’affirmation. Cézanne parlant lui-même de cette « haine de l’imaginatif » à propos du travail du peintre et plus particulièrement de ses tableaux. Sachant que j’étais « artiste », et qu’ils étaient impliqués dans un « projet artistique », les élèves ont ainsi manifesté leur étonnement. « D’abord voir les choses pour les imaginer après », leur ai-je répondu. Questionner l’imagination en dehors de tous fantasmes nécessite ce travail préalable du regard. Sans quoi l’imagination ne porte qu’à reconduire toutes représentations pré-établies, comme des plats préparés. « Les faux peintres, dit Cézanne, un espèce de type fixe, embrumé, qu’ils se passent, flotte toujours entre leurs yeux. » Et pour voir les choses, nous avons fait un film.

À partir du principe de l’atelier, s’opèrent des débordements. Partant de cela, il me fallut apprendre. Que faire de ce foisonnement ? La pédagogie, telle que je l’ai abordée, consiste à accompagner les élèves, seuls ou collectivement, dans ce travail d’élaboration que l’on ne connaît pas par avance. Cela consiste à enseigner des choses que l’on ne sait pas. On est soi-même mis en jeu dans sa capacité à répondre, à voir, ou à entendre. Ce que l’on pense collectivement en présence des élèves est ainsi l’occasion de faire exister ce que l’on ne pourrait pas faire seul ou sans eux. Et pour les élèves comme pour le pédagogue, cette découverte se doit d’être réciproque. Ainsi le pédagogue se retrouve en permanence contredit dans ses intentions, interrogeant ce décalage, accompagnant cette singularité qui prend forme, qu’aucun modèle ne saurait anticiper. Le sens de l’atelier ne lui pré-éxiste pas, il s’invente.

Ces élèves de la classe de SEGPA sont marqués par la présence de grandes difficultés scolaires et, dans neuf cas sur dix, cette difficulté est ancrée au travers de problèmes familiaux. J’ai en effet constaté chez ces élèves certaines difficultés sur le plan de l’expression verbale. Or, le sens de cet atelier, me semble-t-il, les élèves l’ont perçu, si j’en juge l’enthousiasme et leur implication lors de la séance de restitution, le 18 juin, au collège. Mais il reste difficile pour nous d’obtenir de leur part des explications “grammaticales”. Ce qui d’ordinaire détermine notre évaluation.

Nous avons axé une bonne partie de l’année autour de la question du burlesque (Charles Chaplin, Buster Keaton, Roman Signer, Erwin Wurm). Je voudrais souligner à cet égard l’importance qu’ont eue à mes yeux les éclats de rires, au cours des différentes séances. Une avalanche de rires durant la projection du film d’Erwin Wurm, L’homme qui portait un bol sur sa tête pendant deux ans (prenant ainsi à contre-pied l’avalanche de commentaires, durant le film, du conférencier du centre George Pompidou). Le verbe to gag en anglais dit par onomatopée le bruit d’étranglement de la parole. « Ça suffoque comme ça suffoque de rire. Autrement dit il s’agit d’une des rares expériences hors du langage, plus exactement l’expérience de la bordure du langage. Le gag n’est jamais du langage parce que c’est toujours un geste » (Fabien Vallos). C’est probablement suffisant pour dire que le gag relève de ce qui peut être montré et non pas de ce qui peut être dit. Raison pour laquelle il trouva son heure de gloire dans les films muets. Cette question est ainsi réapparue au tout début de notre film, lorsqu’un élève, s’exerçant au remake d’une scène de Charles Chaplin, se mit à crier pour conclure la scène. Mais « Charlie Chaplin il parle pas » lui fit remarquer un autre élève. « Pourquoi ? » demandent souvent les élèves (et les adultes aussi). Cette question se dissout dans un gag et l’éclat de rire qui s’en suit. Marie-Hélène Mitram, directrice de la section SEGPA du collège Politzer, a souligné à mon égard la place importante de la joie et de l’enthousiasme dans la transmission, se révélant sensiblement dans leur manière d’être, de défendre le film et de le porter face aux autres.

Durant la journée de restitution, les élèves ont pu découvrir ce moment propre au rituel de la séance, concernant leur film, et l’importance de ce rituel dans la transmission, où le rire, dans la salle, évoluant par contagion, trouve une forme, un poids, une structure. Un élève m’a cependant fait part de son découragement, certains élèves de troisième manifestant quelques réticences à la vue du film. Mais « c’est souvent comme ça dans la vie d’un artiste » lui ai-je répondu. Cette “déception” m’est en fait apparue comme absolument positive. Elle manifestait là le signe d’un désir, une forme de connivence et d’attachement pour le travail accompli. J’entendais cela comme le surpassement de la honte et une volonté de prise de risque, que porte en définitive le réel enjeu de cet atelier. En ce sens-là, l’éducation à l’image porte pour chacun d’eux la possibilité de se voir autrement. Une autre image de soi, laquelle se doit de n’être jamais définitive.

C’est à travers la réalisation de mon film Le travail du piéton que me sont apparues pour la première fois certaines des questions qui suivent. Ainsi, l’atelier s’est progressivement présenté à moi par l’entremise de la dialectique de l’ordre et du désordre. C’est-à-dire de la relation que l’ordre ne cesse jamais d’entretenir avec le désordre inhérent qui l’accompagne. Foisonnements, débordements dans l’adolescence, ou encore, dirions-nous, par le prisme de la dispersion. De la dispersion comme méthode. Ce questionnement appelle inévitablement une relation au cadre : le cadre scolaire cède la place au cadre de la mise en scène. La caméra est l’instrument du pédagogue. Dans la relation qui unit le pédagogue au metteur en scène, c’est en posant un cadre que j’ai appris à connaître les élèves. Le déroulement de l’atelier, dans sa mise en scène, obéit à des règles similaires à la réalisation d’autres films, tels que je les pratique par ailleurs. Cadrer tout d’abord par l’énonciation de consignes pour la journée. Cadrer en retour par une remémoration de l’expérience. Mais pendant l’atelier lui-même, son déroulement doit être marqué par un retrait du pédagogue au profit du seul cadre de la caméra. Alors, les choses surviennent d’elles-mêmes. Le pédagogue se doit d’accepter de lui-même la non-maîtrise dans le déroulement de la séance, comprendre à son tour la relativité de cette chose à soi. Dans l’optique de la caméra, le désordre inhérent à cette confrontation des élèves à de multiples facteurs extérieurs à l’espace clos de l’école, devient dramaturgie. L’éducation à l’image relève principalement de cette dramaturgie que porte en lui le film. Cette dramaturgie est une mise en question. Elle permet de nous voir autrement que l’image ou la représentation que l’on se fait de nous-même. Sans que jamais cette image n’apparaisse comme définitive. C’est un exercice de non-fixation. La fixation dans une identité relevant toujours d’une injonction comme d’un ordre. Sous la plume du philosophe Alexandre Jolien apparaît cette phrase étrange, traduite du sanskrit, initialement attribuée au Bouddha, dans un livre intitulé le Soûtra du diamant : « Le Bouddha n’est pas le Bouddha, c’est pourquoi je l’appelle le Bouddha ». Appliquons la formule à ce qui maintenant nous concerne : « Les adolescents ne sont pas les adolescents, c’est pourquoi je les appelle les adolescents ». Nommer a trait à la représentation. Cette formule est l’expression d’un doute, non pas d’une certitude, sur ce que sont les élèves, pour nous comme pour eux-mêmes. À partir de cela, seulement, nommer devient possible. C’est pour nous la possibilité de nommer sans pour autant nous fixer dans cette représentation. Le rôle de l’éducation à l’image résidant principalement selon moi dans cet exercice de non-fixation.

Je souhaite donc par la présente vous remercier pour la confiance que vous nous avez accordée, à moi et à l’Espace Khiasma, tout au long de l’année, restant à votre disposition pour vous rencontrer.

Cordialement,

 Simon Quéheillard

 

 

 A propos de Simon Quéheillard :
Découvrez le film « Maître-Vent » de Simon Quéheillard, produit par Khiasma et diffusé par Phantom
Entretien avec Simon Quéheillard (2010) par Olivier Marboeuf