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VidéoFestival Relectures

Luca Babel

Parcours dans l'œuvre de Ghérasim Luca

Ghérasim Luca est né à Bucarest en 1913. Il s’installe à Paris en 1952. Il choisit le Français pour écrire sa poésie. Dans sa solitude et sa recherche d’une pierre philosophale, d’une “clé”, Luca, troublé par la montée des courants raciste et antisémite s’est suicidé en janvier 1994.

Luca Babel  regroupe un choix de poèmes de Ghérasim Luca* enregistrés au fil du temps. Ces poèmes ont été travaillés à partir de 2007, durant l’atelier artistique Lecture(s) de bouche(s), par des personnes en apprentissage du «Français Langue Etrangère»,  à l’Atelier Formation de Base de l’association Emmaüs à Paris.

Lecture(s) de bouche(s) est un atelier de lectures de poésie à voix haute, enregistrées, où l’on travaille d’arrache-pied la langue française en vue de s’en sortir sans sortir. C’est une affaire de langues et de bouches à travers le filtre de la poésie (Baudelaire, Pavese, Prévert…), de la littérature (Beckett, Duras, Vittorini, Rosa Luxembourg, Racine, Dany Laferrière…), et en particulier des textes de Ghérasim Luca. L’atelier explore le français dans toute sa complexité dans une période où, contrainte et réduite, la langue est placée au cœur des lois sur l’immigration et devient l’outil d’une chasse aux précaires qui ne dit pas son nom.

Les lectures à voix haute impliquent un double travail : il ne s’agit plus seulement de se parler à soi-même mais aussi à l’autre. L’expérience prend la forme d’une aventure de la langue, qui passe par l’écoute de sa propre musique dans une nouvelle langue. Tout ce passe dans une ambiance joyeuse, où les difficultés de chacun à dire les poèmes sont partagées, et où l’écoute permet, parfois pour la première fois, de concevoir une autre «possibilité de soi-même», dans une autre langue. Cet atelier, qui devait durer une année, a suscité un tel enthousiasme, qu’il est reconduit depuis chaque année.

Luca Babel est donc la mémoire de cinq années de collaborations riches et inattendues avec ces personnes et un formidable manifeste pour l’apprentissage d’une langue française poétique et vivante. Il montre aussi mon attachement à la poésie de Luca que je lis et travaille depuis presque 20 ans à travers des lectures publiques, des enregistrements pour France Culture et une installation sonore et visuelle qui porte le même nom que l’atelier.
La poésie sonore de Ghérasim Luca s’est révélée un outil incroyable pour apprendre le Français, s’étant vite imposée aux participants comme un moyen détourné de prendre la langue à bras le corps. Elle continue à faire naître auprès des femmes et des hommes qui travaillent dans cet atelier un désir toujours vif de s’approprier les mots. Elle assemble, elle éparpille la langue pour en disperser
le sens délibérément. Elle happe les mots à travers des mouvements de recomposition et de déconstruction pour les éructer. Éructer est un signe fort
du vivant : accrocher le mot, en cracher le sens, en cracher la sonorité.

Lors de la préparation de la pièce radiophonique L’Amour Noir (2008) pour France Culture à partir d’un montage de poèmes de Luca réalisée par Marguerite Gateau, j’ai trouvé aux archives de l’INA ce passage unique de Luca, qui résonne fortement avec cet atelier d’apprentissage de langue française, langue étrangère :
« En tant que mot lancé dans l’espace, je ne sens pas le besoin de le décrypter et de le justifier même si je peux jeter des lumières sur son apparition. La façon dont je vois et je sens que si je parle de ce poème, je l’appauvris. Pour moi c’est une tentative de prononcer un mot et si on prononce un mot avec son corps,
si on prononce viscéralement au lieu de le prononcer uniquement au bout des lèvres dans une fonction du mot, dans une phrase en fin où il a une fonction subalterne finalement parce qu’il est là pour servir à formuler une pensée, une idée. Or ce mot est lissé dans son existence matérielle et le passage d’une syllabe à l’autre ouvre des labyrinthes enfin, je suis persuadé que si on prononce vraiment un mot, on dit le monde, on dit tous les mots. Si on essaye de faire corps avec le mot alors on fait corps avec le monde et on sert tout son pouvoir d’explosion et le mot est une vibration solidifiée finalement, il est dans un état d’esclavage par définition parce qu’il est cristallisé dans un concept. Mais si on le sort de sa forme et de sa condition de mot, sa condition limitée à ce qu’il est enfin, le mot est comme un être, enfin, qui est enfermé dans sa condition humaine et qui est ce qu’il est. » Ghérasim Luca, France Culture, 1977.

Je remercie vivement Madame Micheline Catti Luca, Fabienne Raphoz et Bertrand Fillaudeau des éditions José Corti qui suivent ce travail depuis le début de l’atelier.

Patrick Fontana, mars 2013
fofana@free.fr
www.grenze.org

 

-> découvrir le film « lecture(s) de bouche(s) » réalisé à parti de captation de la performance live présentée à Khiasma en février 2009