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Lundi de Phantom n°11 de Pierre Michelon (5)

Entretien entre David Legrand et Emmanuelle Chérel

Au travers d’un discours non-prononcé par André Malraux à Cayenne, Pierre Michelon  s’intéresse à un épisode marquant de l’histoire de la départementalisation en Guyane française : le référendum de septembre 1958 portant sur la Constitution de la Ve République. « Un petit morceau de bois » aménage cette histoire au gré des versions : celles des gaullistes, des ministres, des indépendantistes, des communistes, ou tout à la fois. C’est le cas de Jean Mariema, figure importante du militantisme guyanais avec lequel l’artiste construit cette ébauche de film. Pour la soirée de performance-documentaire du lundi 31 Mars à Khiasma (lundi de Phantom n°11), il collabore avec David Legrand et invite Françoise Vergès et Mathieu K. Abonnenc à venir partager la discussion. Pour accompagner ce travail en cours, Pierre Michelon a rassemblé des textes et documents qui éclairent chacun à leur manière les enjeux de sa recherche.

NOUS SAVONS VIVRE DANS DES ESPACES NON RÉSOLUS ET MÊME Y PRENDRE DU PLAISIR

Extrait d’un entretien inachevé entre David Legrand et Emmanuelle Chérel consacré aux Dialogues fictifs de la galerie du cartable, et réalisé entre 2009 et 2010, dans le cadre du Projet de recherche « A propos d’une nouvelle école » de Michel Aubry et Edith Commissaire de l’école des Beaux Arts de Nantes.

Emmanuelle Chérel : Sur votre projet de film « La visite des écoles d’art », Michel Aubry a écrit : « Ce que la fiction cinématographique évoque par le biais des dialogues c’est d’abord l’histoire qui a délaissé les méthodes de l’enseignement artistique mais aussi le contexte actuel des écoles d’art dans le monde occidental et leur implication dans la vie culturelle. Dans les dialogues fictifs, le film met en situation des artistes du passé, généralement consacrés par l’histoire de l’art, mais aussi des contemporains qui peuvent dans ce cas être appelés à jouer leur propre rôle. La seule condition est la scénarisation de cette parole qui loin de la trahir lui donne plus de poids que dans l’enquête sociologique ou le documentaire. Le texte de ces personnalités interrogées leur sera toujours soumis, réécrit et corrigé jusqu’à leur accord. Si elles ne désirent pas apparaître dans le film, le dialogue peut être dit par un acteur. Le tournage correspond à la publication de leur parole.  Les Dialogues fictifs sont des films vidéos produits par la galerie du cartable (et plus particulièrement par David Legrand) qui, depuis 2003, mettent en relation et en scène des échanges improbables entre artistes. On y voit, par exemple, le jogging de Nicolas Poussin et de Léonard de Vinci, les échanges de Dürer avec Beuys sur les ronds-points de Châteauroux…».

Le dialogue fictif que tu es en train d’écrire offre l’occasion d’analyser ton processus de travail. De quelle manière mènes-tu la recherche de documents historiques (ou non) et l’enquête préalables à l’écriture du scénario ?

Extraits de La visite des écoles d’art, film de Michel Aubry, David Legrand et le groupe de recherche APNÉ de l’école des beaux-arts de Nantes, 5h, 2007-09 Ed. AL DANTE, 2012.

David Legrand : Entre les dialogues fictifs écrits pour la galerie du cartable et ceux que je commence à écrire pour la fiction cinématographique de ce projet, la méthode est différente. Dans le premier cas, j’écris des dialogues fictifs qui empruntent à l’histoire littéraire, une forme particulière, une variété, si l’on veut, du dialogue ordinaire : le dialogue des morts. C’est une variété importante et d’une invention singulière : elle met en présence les personnages de pays et de temps éloignés, ce qui augmente les combinaisons possibles. Et comme toutes les vanités humaines s’anéantissant au moment de la mort, il est possible d’exprimer les idées les plus opposées.

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Vidéoportation de la galerie du cartable, rue de Gennevilliers, 2004
Photographie : Laurent Lecat.

Quand j’ai découvert ce « genre », c’était à une période où je cherchais une autre voie que l’exposition pour montrer, réfléchir et transmettre une pratique artistique comme un projet de vivre l’impossible. J’entamais une période d’expérimentation de la vie quotidienne pour produire des actions allant à l’encontre de l’évolution globale de la société. En refusant, par exemple, de passer notre vie entre une allocation et un emploi. En affirmant que le désir d’expression artistique se situe là où quelqu’un décide de ne plus être esclave d’une forme à vivre et de créer ses propres modes d’existence pour ne plus les subir. Je voulais donner une lecture de l’art qui implique bien plus que le travail artistique, et montrer que cette nécessité de vivre l’impossible n’est rien d’autre qu’une nouvelle possibilité de travail pour de tous petits groupes, afin de générer des espaces d’imagination qui soient des lieux de liberté pour l’imagination. C’est cela le travail de l’art. Et dans cette perspective, les « Dialogues des morts » furent utiles, parce qu’ils me procurèrent un cadre pour construire des langages qui parlent de cette possibilité de création à travers une manière d’agir créative et que l’adaptation filmique permet de montrer.

J’ai donc commencé par établir une liste de sujets de dialogues permettant de réunir à chaque fois, deux célèbres morts de l’histoire de l’art ou de la pensée, ayant vécu à des époques différentes ou non, interprétés par des artistes ou des penseurs vivants, sous la forme de conversations filmées. Comme je ne voulais pas que cette parole soit improvisée, l’écrire pour leur fabriquer un parler est devenu indispensable. Pour chaque auteur, qui devient un personnage, je vais chercher dans ses textes, dans ses écrits les matériaux qui me servent à composer sa parole, afin de produire un texte oral. Aller chercher la matière orale des textes est mon premier travail.

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Je dois découvrir où sont les veines du texte. Les veines dans le bloc de marbre qu’est le texte. Dans n’importe quel texte, dans une phrase, il y a des veines, comme dans la pierre que l’on extrait de la carrière ! Ce sont les veines de l’énoncé, de la logique. Pour qu’elles ressortent, il faut prononcer le texte, le mettre dans sa bouche, le dire pour entendre à quoi ressemble son contenu, sa dynamique, sa logique, comment il fonctionne ou tout simplement comment il raisonne. C’est pourquoi la composition de la parole de chaque protagoniste passe d’abord par une relecture de tous leurs textes. Mais je ne les lis pas comme un lecteur de roman, de manière linéaire. Non, les textes, je les bouffe, je les mâche et j’en recrache des morceaux. Des morceaux de phrases, des morceaux d’idées, des bouts d’énoncés. Les résidus d’une expérience de lecture qui contiennent des possibilités de création encore en attente et que j’accumule. Ensuite, le travail d’écriture consiste à incorporer ces résidus dans mon écriture avant de les disposer en dialogue. Voilà pourquoi la méthode d’écriture de la fiction cinématographique est différente des dialogues fictifs, le matériau de départ n’est pas le même, puisqu’il s’agit de transposer une parole vivante, documentaire, en écriture dramatique, puis en écriture audiovisuelle.

E. C. : Le fait que tu absorbes les textes, les avales, pour t’en nourrir est un geste important. Cette pratique -s’oppose à l’idée de compilation mais aussi à la reprise, à la duplication, très usitées actuellement. Ta manière d’écrire implique un geste physique et mental, qui fait usage, passe par, à travers, sans survoler, qui transforme. Manger les mots, digérer les textes et travailler avec les restes me fait penser à cette phrase d’O. Debary : « Qu’allons nous faire des restes, les jeter, les conserver ou les recycler ? Les restent protestent, s’organisent et défient un présent qui s’emploie à les oublier sans cérémonie, sans hommage ».

Pour qualifier cette relecture du récit historique à laquelle tu procèdes, la pensée de Walter Benjamin est inévitable, elle est d’ailleurs très prisée actuellement : « Ce qui me préoccupe, c’est la question du rapport des œuvres d’art à la réalité historique. À ce propos, il y a bien une chose dont je sois sûr, c’est qu’il n’y a pas d’histoire de l’art ». Pour Benjamin, aucune œuvre d’art ne peut être déduite de celles qui la précèdent. La succession des œuvres définit une temporalité discontinue, échappant au déterminisme, à l’illusion du progrès. Dans son introduction à L’origine du drame baroque allemand, il dessine une vision discontinue de la connaissance définie par une multiplicité de points de vue qui ne sont pas totalisables et s’intéresse à une approche synchronique de l’histoire. L’esthétique lui fournit le modèle d’une historicité spécifique, non pas régie par le principe de causalité mais fondée sur l’insertion de chaque œuvre d’art dans une zone de temporalité autonome, engendrant son propre présent, son propre passé et son propre avenir. Ces zones de temporalités indépendantes l’une par rapport à l’autre ne sauraient s’additionner, ni former, toutes ensembles une évolution homogène, mais définissent au contraire une histoire faite d’une succession discontinue d’unités sémantiques discrètes. « L’historicité spécifique des œuvres d’art ne se manifeste pas dans l’histoire de l’art mais dans leur interprétation ». Le passé d’une œuvre d’art c’est-à-dire ses sources éventuelles ne saurait être reconstitué qu’après coup et de manière hypothétique. La recherche des sources est toujours l’effet d’un travail d’interprétation de l’œuvre elle-même et c’est à partir de l’instance de présent de l’historien (ici c’est toi) que son passé est constitué. La multiplicité des œuvres d’art, leur unicité irréductible, dessinent le modèle d’une histoire polycentrique ou chaque époque, chaque style, chaque genre, chaque mode de sensibilité apparaissent comme le principe d’une unité d’intelligibilité historique propre. Pas plus que les expériences esthétiques, les idées ne s’additionnent pour former un système homogène. Et de même que l’avenir d’une œuvre n’est en rien prévisible, l’histoire n’est pas douée d’un sens déchiffrable.

La notion de récupération fait-elle partie de ton travail ? Au sens d’être en possession de, de retrouver après avoir perdu mais aussi de recueillir pour utiliser ce qui pourrait être perdu, pour le transformer, lui donner un autre sens ?

D. L. : Si Walter Benjamin est depuis quelques années un penseur à la mode, c’est certainement parce que nous sommes parvenus à nous débarrasser du concept européen d’histoire et de son idée de progrès. Nous savons qu’il ne peut plus y avoir de progrès dans la civilisation de type occidentale. La question, pour celle-ci, est tout simplement comment conserver et ne pas perdre ce qu’elle a. Conserver et Maintenir. Elle ne s’occupe que de cela. Dans le livre L’Ange de l’Histoire de Stéphane Mosès, qui vient de reparaître, deux choses qui m’ont extrêmement intéressé. Deux autres auteurs, Franz Rosenzweig et Gershom Scholem, ont, eux aussi, imaginé une nouvelle vision de l’histoire née de l’expérience directe des grands bouleversements du XXe siècle. Le traumatisme de la première guerre mondiale enseigna à Benjamin, Rosenzweig, Scholem, l’impossibilité de maintenir l’idée de progrès historique ou du sens de l’histoire, face à la réalité irréductible de la souffrance humaine. Un sentiment absent du langage de l’art actuel. Ils ont pensé que la guerre nous oblige à percevoir le temps historique dans sa réalité même, comme une juxtaposition de moments qualitativement différents des uns des autres, et qui, de ce fait, ne se laissent pas totaliser.

J’ai été éduqué par mon arrière grand-mère et mes grands-parents, dans une grande maison familiale où se côtoyaient une femme du XIXe siècle, un Poilu, un mort d’Indochine, deux fonctionnaires, un sous-marinier de la Seconde Guerre Mondiale, une famille d’émigrés italiens et enfin des réfugiés espagnoles rapatriés d’Algérie. En faisant le lien avec ce petit monde digne d’une comédie baroque qu’était ma famille, je vivais déjà l’histoire comme un temps où toutes les époques étaient présentes sans s’additionner. Mais pendant longtemps je me suis senti sans histoire, rattaché à rien, parce que j’avais des difficultés à me raconter dans un présent morcelé, formé de morceaux d’histoires vécues de manière disparate. Je cherchais la cohérence dans une histoire linéaire ou continue, une raison historique à ma famille, là où il n’y en avait pas, car elle était juste constituée de moments de vie uniques, incomparables. C’est plus tard, quand j’ai découvert « le concept d’histoire » de Walter Benjamin où le passé, le présent et l’avenir coexistent comme un état de conscience permanent, que j’ai senti cette autre histoire non linéaire, faite de ruptures, d’intermittences, de fractures qui ressemblait à la mienne et qui m’a toujours poussé à collectionner des choses du passé pour les sauver de la menace de l’engloutissement.

Il en va de même avec l’université du cartable, puisque c’est en découvrant un jour un petit texte de Bruno Tackels, qui témoignait de la collaboration de Walter Benjamin avec une jeune metteur en scène Letonne, Asja Lacis, dont le travail révolutionnaire d’éducation par le théâtre, en dehors de ses propres écrits, avait été totalement effacé de l’histoire, que l’aventure de l’université a commencé. D’abord, dans un désir commun de mener une critique de la transmission du savoir et de l’ignorance. Puis, en fondant notre pratique sur ce que nous sentions être une responsabilité envers ce passé. Nous disions alors, pour que le passé reste vivant, pour qu’il ne se fige pas dans la simple commémoration et l’hommage, il faut le réinventer à chaque instant.

Le présent du passé d’Asja Lacis était logé dans l’une des idées formulée par Bruno Tackels et ré-énoncé comme un théorème pour l’université du cartable afin de lui donner un nouveau ton : l’enseigné détient l’autorité par laquelle l’enseignant peut transmettre ! La réactualisation de cette conception de l’autorité dans une expérience artistique contemporaine proposait une signification nouvelle de la relation entre enseigné et enseignant, qui avait un rapport avec ce que nous voulions réaliser : la représentation d’une pédagogie par l’art ! Ce fut la régénération : un recueil puis une absorption des sources qui deviennent une force de renouvellement. Ensuite, cette idée de régénération m’a conduit à suspendre mon travail personnel pour l’engager dans une oeuvre commune en allant chercher mes compagnons à travers une seule question : qu’est ce qu’une oeuvre d’art dans un état de guerre globale ? Comment rompre définitivement avec l’idéologie de l’histoire et de l’art contemporain comme dernier avènement de l’art, maintenant avec peu de démocratie, le culte de l’autorité créatrice ?

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André Malraux chez lui, ©Maurice Jarnoux, Paris Match, 1953.

La notion de récupération ne fait pas partie de mon travail. Je ne récupère rien. Il n’y a pas de commerce des restes, mais un problème harcelant d’appuis et de vertiges. Ou encore de responsabilité du passé et de transgression du présent. Car ce qui me préoccupe et qui peut être considéré comme une première réponse à ma question « Qu’est-ce qu’une œuvre d’art dans un état de guerre globale ? », est le développement d’espaces qualifiés d’incontrôlables. C’est l’incontrôlable, la rupture des contrôles, le fait qu’ils deviennent impossibles.

Mes relectures mettent en collision (le drame) les strates du temps pour faire surgir de ce choc des possibilités de création qui échappent à toute prévision. C’est-à-dire qu’elles me permettent également de développer un espace incontrôlable. L’histoire des opprimés est une histoire discontinue, écrit Benjamin, car ce sont les ruptures du tissu historique, les sursauts et les révoltes des opprimés ou bien, plus essentiellement encore, la tradition souterraine des exclus et des oubliés qui portent témoignage pour toutes les victimes de l’histoire.

On comprend alors aisément que les oppresseurs cherchent les moyens d’effacer toute trace de cette histoire.

Mais si la tradition des opprimés peut devenir à son tour l’objet d’une histoire, radicalement autre, cette autre histoire que Benjamin a défini ne peut se dérouler ou être représentée que dans des espaces en accord avec cette tradition c’est à dire dans des espaces qui rendent le contrôle, par la raison historique et positiviste, des vainqueurs impossible. Le type d’espace que j’essaye de fabriquer dans mes dialogues est à mettre en rapport avec l’incontrôlable. D’ailleurs, mon dernier film La Psychanalyse de Guy Debord par Freud, réalisé avec Philippe Zunino s’en approche de plus en plus. Il sortira en DVD au mois de mai cette année, édité par le label indépendant belge 68septante, à 20 euros. Je précise cela car il est important que les choix éditoriaux de ce label, l’exigence d’un prix modique,  la question de la diffusion soient en accord avec le contenu du film.

E.C. : Peux-tu préciser l’idée que tu t’écris dans la langue de quelqu’un d’autre.

D.L. :  Il s’agit de trouver le présent de la parole du langage de l’art de Dürer, trouver le présent du langage de l’art du Corbusier ou encore le présent du langage de l’art du passé pour l’arracher à l’emprise de l’histoire de l’art. Car le présent d’une œuvre d’art est l’incontrôlable. Genet a formulé cela avec beaucoup de précision et de justesse. L’unique chose qu’une œuvre d’art puisse accomplir, c’est éveiller la nostalgie d’un autre état du monde. Et cette nostalgie est révolutionnaire. Aujourd’hui, la rupture des contrôles est la possibilité de cette nostalgie.

E. C. : Pour revenir à cet ouvrage de Stéphane Mosès dont la première édition date de 1992, ce texte a marqué mon travail d’historienne de l’art, mais aussi mon enseignement. Au delà de cette vision de la discontinuité historique, il m’a conduit de m’intéresser à nouveau à l’idée de dialectique. D’ailleurs, j’envisageais ici la “récupération” comme une sorte de bricolage de l’histoire, bricolage dialectique qui permet d’éviter l’oubli. Un phénomène décrit par Walter Benjamin par cette phrase : « Toute image du passé qui n’est pas reconnue par le présent comme étant une de ses propres préoccupations est menacée de disparaître à jamais ».  En ce qui concerne ton travail, il faut préciser que tu utilises généralement des auteurs qui ne sont pas des oubliés de l’histoire.

D. L : Oui, c’est une vieille tactique dramatique issue de la tradition médiévale du monde renversé. Les fêtes de l’âne ou de la folie proposaient déjà un jeu dramatique de renversement des rôles sociaux et culturels. Bien plus que des parodies, il s’agissait de rites de libération. On entrait dans la peau de son oppresseur pour essayer de vivre à l’intérieur de son propre corps « la réalité » de cet oppresseur, mais sous la forme du grotesque, pour tenter de la surmonter et peut-être la contrer.

E. C. : Fête des sots, charivaris, réjouissances publiques du carnaval, rites et cultes comiques, diableries-mystères, soties et farces, géants, bouffons, nains, monstres. Mikhaïl Bakhtine dans son ouvrage, L’œuvre de François Rabelais et la culture populaire au Moyen âge et sous la Renaissance, analyse le rôle de la culture comique populaire au Moyen âge, l’importance du jeu et du rire (et du peuple qui rit sur la place publique). Dans son introduction, il écrit : “Les festivités révélaient la dualité du monde. (…) La mort, et la résurrection, l’alternance et le renouveau ont toujours constitué les aspects marquants de la fête. (…) Ils ne pouvaient être atteints que par dénaturations. La fête devenait en l’occurrence la forme que revêtait la seconde vie du peuple qui pénétrait temporairement dans le royaume utopique de l’universalité, de la liberté, de l’égalité et de l’abondance”.

D. L. : L’artiste corporel et sociologique Michel Journiac, qui vivait dans la transmission des êtres, m’a aussi appris cela : « Essayer de vivre une pensée dans son propre corps pour atteindre une vérité. » Tout comme les sots au Moyen-âge, j’entre à l’intérieur des artistes de légendes, vivants ou morts ; je les imite et les transforme en oublié, en humble. C’est pour ça que je dis que ce n’est pas Fabrice Cotinat qui montre Albrecht Dürer mais l’inverse : l’interprète de Fabrice Cotinat est Albrecht Dürer. C’est une autre méthode de citation, je dirais qu’il s’agit de citer par incorporation.

Dialogue fictif n°3 : Albrecht Dürer & Le Corbusier, Michel Aubry / La galerie du cartable, 33’, 2005.

Dialogue fictif n°3 : Albrecht Dürer & Le Corbusier, Michel Aubry / La galerie du cartable, 33’, 2005.

E. C. : Est-ce que tu effectues une sorte de rabaissement (un trait marquant du grotesque), c’est à dire un transfert de ce qui est élevé, spirituel, idéal, abstrait au plan matériel et corporel ? Il s’agirait de se rapprocher de la terre, de corporaliser. En rabaissant, on ensevelit, et on sème du même coup, on donne la mort pour redonner le jour ensuite, mieux et plus. La négation est suivie de l’affirmation, de la métamorphose et du devenir.

D. L.  : C’est vrai, quand je construis un personnage, c’est le commun, le discret, l’anonyme ou l’oublié de l’artiste de légende qui prime et que je fais surgir de son histoire personnelle. Et si ces traits n’y sont pas, je les invente sans aucun droit. Ce qui donne dans nos dialogues fictifs l’impression de voir Albrecht Dürer, Joseph Beuys, Robert Filliou, Pasolini ou Warhol pour la première fois, de les redécouvrir neuf. Car ce sont des traits essentiels pour qu’ils ressemblent à ce que j’ai envie de montrer en eux. La vidéo accentue cette impression, elle leur fait perdre leur « aura ». Dans les dialogues fictifs, ce sont des médiateurs qui transmettent des choses qui nous rattachent à leur être et non à leur art. C’est à la fois un péché d’idéalisme mais aussi une responsabilité face à l’énorme catastrophe humaine que nous sommes en train de vivre. Pour être plus clair, le sentiment mondial que nous sommes arrivés à la fin d’un système où la vie est devenu un espace spécialisé, essentiellement toxique, qui nous empoisonne et rend monoforme,  tue la vie elle même. J’appelle ça, la capitalisation de la vie ou la monoformisation de la vie.

Et la critique que nous faisons dans nos dialogues fictifs n’est ni visionnaire, ni prophétique, car cette catastrophe n’est plus du tout visionnaire : nous savons depuis toujours qu’elle est structurelle à l’humanisme ou disons à un excès d’humanisme, à un humanisme outrancier. Nous sommes dans ce monde-là, un monde qui met l’homme au centre de l’univers et où, comme le dit Jean-Marie Straub : « On enferme vingt millions de poulets dans des sacs et on les enterre pour protéger l’humanité. » Évidemment quand Straub dit cela, quand il demande à ces Occidentaux militants, à ces humanistes invétérés, de quel droit on fait ça, on lui rétorque qu’il est un délinquant… Si un Hindou les entendait, il aurait peur d’eux. Je pense que nous ne vivons plus les symptômes de ce monde mais sa première agonie. C’est pour ça que nous entrons à l’intérieur de ces célébrités de l’histoire pour leur faire vivre l’agonie de l’œuvre, en essayant de surmonter l’image d’un art qui se décompose lorsqu’il devient le pur servant d’une machine culturelle. Aujourd’hui par exemple pour le dire clairement, l’œuvre n’a plus aucun rapport avec la vie, mais avec l’argent et l’organisation communicationnelle des goûts qu’il génère.

Faire vivre ce désastre à nos personnages c’est par exemple  les mettre dans un contexte social ou historique concret, en vivant une idée sans jamais la mettre hors d’eux. C’est une méthode de compréhension des choses afin qu’ils nous fassent entendre un langage de notre époque.

Aujourd’hui, faire des films sur l’art de ma génération c’est faire des films sur l’agonie de l’œuvre en incorporant le langage du grotesque, du blasphème, de l’abject et du burlesque à celui de l’anéantissement de l’expression et de l’effondrement de l’être, pour faire surgir des choses qui n’ont jamais été dîtes dans ce chaos.  C’est vrai, c’est excitant. Allons chercher des propos anciens sur des questions actuelles. Nos personnages sont des totems. Ils incorporent leur propre échec ou leur propre désastre pour dépasser l’art. Rendre à l’usage commun ce qui avait été séparé du peuple. Pour Beuys, Warhol, Pasolini, c’est évident, j’entends par peuple non pas les pauvres, mais tout le monde.

E. C. : C’est à dire tenter de provoquer une relation ambivalente, joyeuse, débordante, railleuse, sarcastique, qui nie et affirme à la fois, qui ensevelit et ressuscite aussi.

D. L. : Dans nos films notamment, nous réussissons à célébrer encore un rite. Dans l’exposition, non. Ce n’est pas un hasard : il y a la culture ! La culture est l’ennemie. La culture utilisée comme elle l’est, jamais décantée, jamais chantée, jamais niée, jamais persécutée. Alors j’utilise l’autorité culturelle des héros, des célébrités de l’art pour la décanter, la chanter, la nier, la persécuter. Et ça consiste aussi à construire la contre-figure ou la figure opposée des artistes : le contre-cliché. C’est pour cela qu’ils se rencontrent : pour défendre et faire « une œuvre commune sans artiste ».

 

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J’aime pas l’art. Action interventionniste du cabaret d’écoutes, David Legrand et Philippe Zunino, Nancy, 2004.

Car je pense que ce qui caractérise ce monde depuis 20 ans s’appelle la tyrannie du capital qui lui même est caractérisé par la dislocation de tout, l’absorption de tout ce qui est public, la disparition de l’espace commun, l’espace commun entre les humains, définition même de la politique. La disparition du publique, de l’espace public, du bien public. La disparition du commun, la séparation de chacun avec son histoire, sa mémoire, sa géographie. Toutes les images de l’espace public, nous éduquent, nous formatent à cette dislocation, les images du capitales prolifèrent sur nos murs. Séparation-Déliaison-Dislocation. C’est pour cette raison que je déteste cette chose qu’on ose encore appeler ART qui a transformé l’œuvre en marchandise ou en produits de luxe pour ensuite produire de la distinction, c’est-à-dire de la valeur et non des richesses pour tous, puisqu’en toute logique libérale cette transformation de l’œuvre en produits valorise d’abord ceux qui le font pour ceux qui le produisent, au lieu de montrer comment le peuple — et je dis le peuple  — crée et renouvelle sa propre culture par la force des choses.

Tout est quadrillé par l’empire de la marchandise mais la résistance est là, qui crée des zones de gratuité et de solidarité où le pouvoir de l’argent et de la prédation a cessé de polluer les comportements, des zones où l’être l’emporte sur l’avoir. L’espace filmique du cinéma léger, presque sans argent, est peut être le seul lieu qu’il nous reste concret, immédiat où l’on peut encore faire l’expérience artistique immarchande de la non séparation, c’est même sa définition, le propre de l’expérience artistique. Là où le marché passe son temps à nous vider de tout, à nous assécher, l’art en général dans l’espace filmique immarchand en particulier, nous repeuple ! Notre tâche est de ne jamais cesser de l’inventer, de le fabriquer avec tous les plaisirs humains qu’il engendre.

E.C. : Cette critique de la culture cache une critique de la bourgeoisie mais, aussi de la parodie moderne formelle.

D. L. : Oui bien sûr et ça me fait penser au peuple des « pouilles » dont parle souvent Carmelo Bene dans ses entretiens : un peuple du Sud de l’Italie qui tout entier fait la révolution communiste, tout seul, au moment où l’Italie est démocrate-chrétienne à quatre-vingt dix pour cent, parce que les communistes du coin ont gagné et que les habitants ont vraiment cru que c’était un phénomène européen, de portée internationale, cosmique ! Ils mettent le feu à toutes les maisons des riches. Un bordel ! La police locale n’a pas suffis. Tous en prison ! Ils sont entrés dans l’église principale et ils ont tout cassé, tout ce qu’il y avait. Ils l’ont occupée comme les Turcs à Otrante. Ils entraient partout. Avec les drapeaux rouges, chantant « Avanti, Populo !  » et avec les torches, ils mettaient le feu. La moitié de la population est allée en prison. Mais c’est tellement anti-historique, c’est tellement fou, même si ce peuple n’a pas compris combien il était fou et donc beau.

Cette folie digne de Don Quichotte (sauf que c’était un phénomène de masse) les a gagnée parce qu’on les avait escroqués de leur imagination, de leur anti-historicisme sain, si on veut, de leur ethnie, parce qu’on les avait escroqués de la vie ! Alors eux, à ce moment-là, ils ont voulu renverser l’histoire, en la niant justement, ils ont voulu et vivre leur idée de révolution en devenant eux mêmes la révolution.

Quand j’écris, je ne m’adresse pas à ce peuple. Je pense que j’incorpore ce peuple quand j’écris (c’est encore un lien très fort avec l’art corporel : nous n’avons pas fini aujourd’hui d’explorer toutes les potentialités des actions de corps de Michel Journiac pour se débrouiller dans nos démocraties totalitaires actuelles) c’est à dire un système de dispositifs qui prive de plus en plus les êtres humains de vivre cette folie d’imaginer que le monde est encore à créer. La conséquence de cela est l’acceptation de l’individu à devenir indifférent à sa vie. La bio-politique de Michel Foucault annonçait un corps contrôler par l’état déposséder de son existence intérieure, par exemple l’état, les pouvoirs publiques de plus en plus dominent la vie sexuelle et la vie intime des êtres déclarait dernièrement dans un entretien Lionel Soukaz alors des individus qui n’existe plus — qu’auront ils à montrer — c’est aussi simple que ça. Comme si se déroulait devant eux l’histoire de leur existence non vécue sans qu’il voit qu’il s’agit de la leur qu’on leur a volé. Voilà ce que j’appelle la catastrophe humaine. Intégrer le désastre c’est supporter mais il est fatal qu’une telle incorporation transforme le corps de l’homme et donc sa pensée.

E. C. : Bakhtine encore, a défini le réalisme grotesque de la renaissance en ces termes : “ Dans le réalisme grotesque, l’élément spontané matériel et corporel est un principe profondément positif qui d’ailleurs n’est présenté ni sous une forme égoïste, ni le moins du monde à l’écart des autres sphères de la vie. Le principe matériel et corporel est perçu comme universel, propre à l’ensemble du peuple, et c’est en tant que tel qu’il s’oppose à toute coupure des racines matérielles et corporelles du monde, à tout isolement et confinement en soi même, à tout caractère idéal abstrait, à toutes prétentions à une signification détachée et indépendante de la terre et du corps. (…) Le porte-parole du principe matériel et corporel n’est ici ni l’être biologique isolé, ni l’individu bourgeois égoïste mais bien le peuple, un peuple qui dans son évolution croit et se renouvelle perpétuellement”. C’est pourquoi tout l’élément corporel est si magnifiquement exagéré, infini. Cette exagération revêt un caractère positif, affirmatif .

D. L. : Et c’est aussi sans doute pour atteindre une telle joie que mes personnages sont mythiques, que leurs apparitions dans nos films ne respectent absolument pas ce qu’ils sont officiellement pour l’histoire et la culture, mais ce qu’ils sont pour nous, mes amis et moi : des forces à ne pas taire. C’est moi qui parle à l’intérieur d’eux, je me traduis en eux. D’une certaine manière les artistes morts disent dans nos dialogues ce qu’on a voulu taire en eux, je veux parler de leur être. Ainsi la figure de l’artiste singulier, différent, autrement, par un état de grâce retourne aux communs. C’est vrai, enfin ! Qui voudrait ressembler à une différence ? (rires).

E. C. : Peut-on éveiller l’envie d’un autre état du monde sans recourir à un mode teinté de romantisme ? Mais en faisant appel à l’utopie, à la possibilité de l’existence d’un monde et d’une pensée acceptant la fragilité, l’inconstance, la subtilité, la pluralité, la contradiction, la complexité ?

D. L. : Éveiller l’envie d’un autre état du monde, ce n’est pas forcément avoir recours à la tristesse, mais au langage de la représentation tout entier. Pour moi, la représentation est le lieu où mes idées fonctionnent, un espace symbolique où je peux tout vivre, même ce qui dans la société me conduirait directement en prison. L’autre état du monde est le lieu de la représentation ou du drame et sa force de désignation. Edward Bond disait que le théâtre est encore le seul lieu où il pouvait guillotiner Dieu. Faire de l’art pour moi est du même ordre, c’est vivre l’impasse. D’un autre côté, je n’ai pas envie d’un autre état du monde car j’ai conscience que — dans celui-ci — sont en train de surgir d’autres formes de création. Par exemple, j’ai un jeune ami qui s’affirme autiste, pédé et … artiste ! Il a pour projet de faire de l’art vidéo funéraire chez Roc-Eclerc, après avoir écrit une version handicapée du Capital de Marx : le « Paracapital ». Ce qu’il a fait est aussi pour moi une manière de faire vibrer Armand Gatti, Carmelo Bene, Glenn Gould et Tony Duvert.

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Reconstitution d’un cours humaniste du XVIème siècle par la voix de Jean-Luc Godard, David Legrand, 33′, 2011.

LIEN DU FILM INTEGRAL : http://vimeo.com/56773219

 

E. C. : Pour revenir à la question de la pédagogie, centrale dans ce projet. Tu t’es intéressé aux méthodes de Joseph Jacotot – (XIXème siècle, université de Louvain), qui pour faire apprendre le Français à ses étudiants belges leur a fait lire Télémaque de Fénélon. Méthodes relatées par J. Rancière dans Le Maître ignorant. J’ai aussi été très intéressée par la pensée de Paolo Freire. Des pensées défendant le refus de l’explication et le travail de l’émancipation, des idées qui me préoccupent et complexes à mettre en œuvre. Je cite ici pour le plaisir (on pourra enlever cela par la suite) J. Rancière : « Joseph Jacotot pensait que tout raisonnement doit partir des faits et céder devant eux. (…) Il tenait les faits de l’esprit agissant et prenant conscience de son activité pour plus certains que toute chose matérielle ; le fait était que ces étudiants s’étaient appris à parler et à écrire en français sans le recours de ses explications ; (…) Il les avait laissés seuls avec le texte de Fénelon, une traduction. Et leur volonté d’apprendre le français ; Il leur avait seulement donné l’ordre de traverser la forêt dont il ignorait les issues ; La nécessité l’avait contraint à laisser entièrement hors jeu son intelligence, cette intelligence médiatrice du maître qui relie l’’intelligence imprimée écrits à celle de l’apprenti ». (p.19)

« Il n’y a rien derrière la page écrite, pas de double fond qui nécessité le travail qu’une intelligence autre, celle de l’explicateur, pas de langue du maître, de la langue de la langue dont les mots et les phrases aient pouvoir de dire la raison des mots et des phrases d’un texte. (…) Cette méthode de l’agilité était d’abord une méthode de la volonté ; on pouvait apprendre seul et sans maître explicateur quand on le voulait, par la tension de son propre désir ou la contrainte de la situation. (…) Les élèves avaient appris sans maître explicateur, mais non pas pour autant sans maître. Jacotot avait été maître par le commandement qui avait enfermé ses élèves dans le cercle d’où ils pouvaient seuls sortir, en retirant son intelligence du jeu pour laisser leur intelligence aux prises avec celle du livre ; entre le maître et l’élève s’était établi un pur rapport de volonté à volonté. (…) On appellera émancipation la différence connue et maintenue des deux rapports, l’acte d’une intelligence qui n’obéit qu’à elle-même, lors même que la volonté obéit à une autre volonté. On peut enseigner ce qu’on ignore si l’on émancipe l’élève, c’est à dire si on le contraint à user de sa propre intelligence. Pour émanciper un ignorant, il faut et il suffit d’être soi même émancipé, c’est à dire conscient du véritable pouvoir de l’esprit humain ; l’ignorant apprendra seul ce que le maître ignore si le maître croit qu’il le peut et l’oblige à actualiser sa capacité. » (p.20)

« Qui enseigne sans émanciper abrutit. Et qui émancipe n’a pas à se préoccuper de ce que L’émancipé doit apprendre. Il apprendra ce qu’il voudra, rien peut être. Il saura qu’il peut apprendre parce que la même intelligence est à l’œuvre dans toutes les productions de l’art humain, qu’un homme peut toujours comprendre la parole d’un autre homme ». (p.33)

« Tels sont les effets des actes fondamentaux du maître : il interroge, il commande une parole, c’est à dire la manifestation d’une intelligence puis ignorait ou se délaissait ; Il vérifie que le travail de cette intelligence se fait avec attention, que cette parole ne dit pas n’importe quoi pour se dérober de la contrainte. C’est le secret des bons maîtres : par leurs questions, ils guident discrètement l’intelligence de l’élève assez discrètement pour la faire travailler, mais pas au point de l’abandonner elle-même. (…) Il ne vérifiera pas ce qu’a trouve l’élève il vérifiera qu’il a cherché. »( p.51)

Comment ses questions d’une relation différente entre les divers acteurs de l’enseignement et un rapport différent au savoir surgissent-elles dans le film que tu réalises (elles ont été travaillées lors des Workshops avec les étudiants en autres par ton usage d’une iconographie bien spécifique !) ?

D. L. : Grâce à la technique de Brecht. Appliquer la méthode de la distanciation de Brecht dans les écoles d’art m’amusait beaucoup, au sens de l’intérêt ici de ce jeu. La distanciation est une technique qui permet au spectateur de reconnaître un objet en même temps qu’il prend une allure étrange, étrangère. C’est le cas avec le film « La Visite des écoles d’art », le titre étant déjà une fiction, il s’agit de mettre en scène les écoles avec leurs professeurs, leur directeur, leurs étudiants, leurs artistes, leurs techniciens et leur personnel dans le but de les faire pratiquer leur école en la rendant étrange à eux-mêmes.

Je voudrais insister sur le fait qu’utiliser la technique de la distanciation dans un établissement d’enseignement de l’art, en proposant « une fictionnalisation des rapports sociaux et pédagogiques entre le passé et le présent » sous la forme d’un film, entraîne notre petit groupe de recherche — c’est-à-dire étudiants, professeurs, artistes-chercheurs et par collaboration historiens et architectes — à avoir déjà une relation entre eux, jusqu’à ce qu’elle aboutisse, au bout d’une longue mise en œuvre, à un rapport différent au savoir ; à un savoir !

Bien entendu, c’est ce processus de transformation qui sera mis en lumière dans le film. Car le but, en bâtissant cette histoire filmée avec un petit h ou, pour le dire dans le langage de l’art dramatique, cette fable optimiste, est d’imaginer. De mettre en image cette expérience qui n’a cessé de plaider des formes de collaborations, des rapprochements ou de rêver des projets communs entre artistes (plasticiens, architectes, poètes, vidéastes, chorégraphes, musiciens) et savants (historiens, dramaturges, théoriciens, sociologues) dans la formation d’étudiants poursuivant des études artistiques, pour permettre l’épanouissement d’une nouvelle école. Ce qui est, je crois, un enjeu artistique, scientifique et politique important aujourd’hui. On comprendra peut-être mieux, dès lors, le rôle que joue l’histoire dans la construction de nos espaces filmiques. Comme dans la dramaturgie Brechtienne, il ne s’agit pas d’ignorer l’actualité, mais d’opérer plutôt un va-et-vient entre le passé et le présent. Le recul historique ou le passage à la fiction est un moyen d’aborder des sujets brûlants sans provoquer immédiatement des réflexes de rejet ou d’adhésion émotionnels chez le spectateur. Ce qui aboutirait à les conforter dans leur croyance et non à les amener à s’interroger sur eux-mêmes. Bien entendu, l’usage d’une iconographie du passé comme celle que j’ai choisie parmi des images peintes ou gravées du XVIe siècle pour « bricoler » avec les étudiants et les moyens du bord, le décor, les accessoires et les costumes pour la « Reconstitution d’un cours humaniste » ou encore l’utilisation des costumes militaires et uniformes de la fin du XIXe siècle fidèlement reconstitués par Michel Aubry, mêlés à ceux d’inventions anti-historiques conçus et fabriqués par les étudiants dans « La Visite des écoles d’art » sont des éléments du travail de transposition du passé dans le présent, qui créent un présent historique qui n’offre pas d’explications mais qui expose des dilemmes, de façon à alimenter une problématique de la transmission.

Pour conclure sur ta question, je crois qu’il est essentiel que tout travail réalisé avec une école d’art puisse affirmer aussi l’enseignement de l’art comme lieu d’expérimentation de son histoire, de sa représentation et de sa transmission. Ainsi la fiction ou la « fable » qui se bâtit et qui provient de la réalité d’une école fonctionne comme une deuxième réalité, composée de ce travail autant que de souvenirs ou de fantasmes d’étudiants, de professeurs et de désirs de directeurs. Sinon, il n’y aurait pas de chair sur ces images.

Profanation des dispositifs

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Profanation des dispositifs, David Legrand et Philippe Zunino, 26’, 2013.

LIEN DU FILM INTEGRAL : http://vimeo.com/69510444

E.C. : Pour revenir sur le film (la visite des écoles d’art), pourrais-tu nous présenter le commandant Von Stroheim, et la manière dont tu as conçu son personnage et son jeu ?

D.L. : Le commandant von Stroheim c’est une combinaison du grand cinéaste et metteur en scène Erich von Stroheim, de l’acteur de cinéma excentrique qu’il fut et du rôle du commandant von Rauffenstein de la grande illusion de Jean Renoir. En contruisant ce personnage je voulais m’offrir une grande palette de jeu que contenait toutes les facettes du personnage, de Stroheim en devenant une sorte de personnage de synthèse de son histoire, sa renaissance, son Frankeinstein. La synthèse Stroheim, ce fut aussi pour moi, la possibilité d’introduire dans la pédagogie de l’art : une créature pédagogique.

— Dans les écoles d’art où en situation d’exposition une autre idée de la performance

— le jeu d’acteur

— l’introduction de l’acteur de cinéma dans la vie réelle

— Mon gout pour le déguisement, la métamorphose, l’ésotérisme, mon jeu uniquement par imitation.

— Simulation, déguisement, métamorphose

— L’essence même du jeu théâtral

— Uniquement par imitation juste l’imitation

— Représentation de la messe

— Le théâtre religieux.

— J’ai appris le théâtre à l’église pendant les célébrations.

E.C. : Donner des exemples précis de scènes du film des éléments structurants (et par la même de revenir sur l’opérette, par exemple) ?

D.L. : Pour la visite des école d’art c’est à la fois un film certes mais aussi un programme d’école qui n’a pu se réaliser que par la fiction et une immense performance dans les écoles d’art.

E.C. : mais aussi les conditions du tournage…

— de préciser les rôles de Godard, Catherine Jourdan, la musique concrète… dans climats ouverts et le film.

— et d’évoquer aussi le montage du film…


Emmanuelle Chérel :

Docteure en Histoire de l’art habilitée à diriger des recherches, membre du laboratoire de recherche Langages, actions urbaines et altérités de l’Ecole Nationale d’Architecture de Nantes, Emmanuelle Chérel travaille plus particulièrement sur les dimensions politiques de l’art. Après des études en géographie, en sociologie/anthropologie et en histoire de l’art, elle privilégie des approches et des outils théoriques interdisciplinaires afin de restituer une proposition artistique dans son contexte d’apparition pour observer son caractère d’acte accompli au sein d’une réalité historique. Enseignante titulaire en Histoire de l’art à l’Ecole supérieure des Beaux-arts de Nantes, elle y mène le projet de recherche Pensées archipéliques.  Emmanuelle Chérel a participé à différentes recherches collectives, colloques et a écrit de nombreux articles dont cet automne « X et Y/ contre préfet de… Plaidoirie pour une jurisprudence – une proposition d’Olive Martin et de Patrick Bernier », Multitudes N°52, « Défigurer la figure : Latifa Lâabissi », Journal des Laboratoires d’Aubervilliers et la codirection avec Elisabeth Pasquier du numéro La fiction et le réel,  Lieux Communs N°16. Son ouvrage « Le Mémorial de l’abolition de l’esclavage de Nantes – Enjeux et controverses » (PUR, 2012) retrace et analyse la généalogie de ce projet. Elle travaille actuellement à un nouveau livre intitulé « Où en est la question postcoloniale dans le champ de l’art en France ? ».

David Legrand est un agitateur. Depuis 20 ans il bouscule les idées et les pratiques collectives, perturbe les écoles et les règles trop établies, réactive la fraicheur et les pratiques insurrectionnelles dans la tradition des avant-gardes. Son engagement physique est total, que ce soit comme acteur inspiré de performances actionnelles ou instigateur d’expérimentations filmiques hors champs. Il a démarré ses activités d’artistes avec Fabrice Cotinat et Henrique Martins-Duarte au sein de leur galerie du cartable, mais a depuis travaillé frénétiquement avec de nombreux artistes singuliers, tels Rainier Lericolais, Michel Aubry, Philippe Zunino, Michel Giroud, Chus Martinez, Joseph Morder ou Boris Lehman, devenu vieux complice de ce dernier. Il s’est toujours passionné pour l’engagement exigeant dans des travaux et contextes hors normes, que ce soit avec la galerie portée et interventionniste du cartable, les épiques dialogues fictifs des indéboulonnables de l’art, ou dans les programmes d’expérimentation des médias alternatifs et tactiques, tel le récent plateau Videa Performing Art qu’il a coordonné pour les dernières rencontres internationales Bandits-Mages. Ewen Chardronnet