À l’occasion de son exposition personnelle à l’Espace Khiasma, Vincent Chevillon s’entretiendra avec Olivier Marboeuf en marge de chacun des quatre actes qui constitueront l’exposition, et pour lesquels l’accrochage sera à chaque fois repensé. Dans cette première conversation, Vincent Chevillon revient sur son travail de collecte, de façonnage et d’assemblage, et détaille son rapport à l’archive.
Olivier Marboeuf : L’exposition SEMES est une manière de rassembler une large partie des travaux que tu as réalisé sur une période récente. Cependant, en mêlant sculptures et films, collections, documents, objets trouvés ou détournés, tu déplaces l’idée d’une présentation monographique. Ce qui fait œuvre ici se joue ainsi entre les objets, dans la mise à l’épreuve d’une modalité de relation qui relève de la contamination, de l’empiètement. Je dirais que l’ordre des choses n’est pas pacifié, stable. Les œuvres sont installées dans l’espace comme les indices sur une scène de crime, mais l’enquête n’est pas résolue, et le sens pas fermé.
Vincent Chevillon : J’aime les rébus. Je fonctionne par jeu des kyrielles. Chaque objet que je récolte, chaque image collectée, toute la matière que j’accumule se présente comme un ensemble dont il faut recoller les fragments. Les objets, les images, les récits que je réalise, que je collecte, s’associent et énoncent alors une charade. Son interprétation est multiple. J’en sculpte la teneur jusqu’à ressentir un sentiment ambigu, une « inquiétante étrangeté » qui se confondrait avec l’évidence d’une vérité, une clé.
L’exposition me fait penser à un monde en relation au sens d’Edouard Glissant, c’est-à-dire à une situation qui n’est pas tout à fait sous contrôle, qui a une dimension entropique – une mondialité, plutôt qu’une globalisation, c’est-à-dire un phénomène éruptif plutôt qu’un système. On sent d’ailleurs que ta proposition relève à la fois d’une volonté de prise, dans la manière d’ouvrager les pièces notamment ou de classifier les artefacts (atlas, réserve, collection) et d’un autre côté d’une déprise dans tes agencements, d’une tentative de trouver quelque chose qui ne peut apparaître sans un espace indéfini, sans une contre- forme qui va être investie d’un sens potentiellement variable.
Je suis à la fois fasciné, écœuré, et tendrement amusé par l’illusion des compartiments – tout dépend de l’impact sur le réel que cela engage. Fasciné par la richesse formelle que toute classification propose. Une paire de lunettes pour partitionner le monde et à la fois une coupe dans le réel qui ouvre des espaces, des accouplements. J’observe dans le désordre. Je noue, contrains. Je déforme mes certitudes. L’espace Atlas au sein d’archipels.org illustre en quelque sorte mon fonctionnement, et la manière dont je développe des espaces. Le processus de mise en forme s’arrête au moment où ce que je pensais au préalable s’effondre, et où se lève un voile.
L’espace de l’exposition est immobile et mouvant à la fois comme peut l’être le sol d’un bateau sur l’Atlantique ; situation hypothétique qui me semble avoir une potentialité narrative particulière si l’on imagine, à la suite de Paul Gilroy, l’Atlantique comme un territoire plus signifiant qu’un simple espace de transit entre les grands récits continentaux, un espace où se fondent des peuples, des philosophies particulières en relation avec une expérience particulière – limite, tragique. Aussi, le récit semble à son tour en être affecté, le sens dérive, la racine laisse place à la source et un autre régime de raconter agence les faits. La fable devient une méthode pour faire avec la dérive, faire avec l’ordre imprévisible que produit le chaos, prendre acte de l’hybridation des formes, de la créolisation des histoires. La manière de mettre en scène le temps de l’exposition semble ainsi solliciter un autre narrateur que la figure héroïque des grandes expéditions et lui préférer une communauté de voix qui viendront, à tour de rôle, rejouer la scène que tu installes à Khiasma.
C’est amusant que tu parles de récits héroïques. Une chose me dérangeait beaucoup lorsque je préparais le projet SEMES, ce pèlerinage dans le corps atlantique : limiter l’étendue des espaces à parcourir à une expérience personnelle. Je souhaite que toute personne puisse projeter des imaginaires à partir de mes propositions, c’est pour moi une manière d’ouvrir de nouveaux espaces de circulation, d’espérer des lieux d’échanges.
Tu vas offrir pendant deux mois différentes combinaisons d’objets sortis de l’ombre de la réserve. Cette réserve m’intéresse particulièrement. Elle pose en premier lieu la question de la muséographie : ce qui est donné à voir et ce qui est soustrait au regard, et ainsi l’idée d’un espace de l’ombre où quelque chose se passe que l’on ne voit pas, un espace où les objets ont une vie propre entre eux, une espèce de sociologie animiste, une histoire autre que celle de l’exposition où on attribue un espace défini aux choses. En entrant dans l’exposition par la réserve, on y pénètre par l’espace du secret qui est à la fois celui de l’inconscient, de ce qui n’est pas encore dicible, tout en étant d’évidence aussi la cale, la cargaison. La réserve serait ainsi la contre-forme de l’exercice du pouvoir de montrer, l’espace du vol, de l’appropriation inavouable, l’espace morbide du refoulé et de la violence, mais aussi celui d’un potentiel secret où peut se refonder paradoxalement quelque chose d’autre, une altérité au cœur de l’écologie de l’ombre. On retrouve d’ailleurs dans des pièces très différentes de ton travail une certaine inclination pour l’espace qu’on ne voit pas, qui est hors-champ – hors d’atteinte – et que tu places parfois au cœur même de tes images, mais aussi de tes sculptures qui évoquent des coffres, des espaces construits par/pour la soustraction.
La réserve comme l’atelier sont des laboratoires. Il s’y passe beaucoup de choses lorsque l’on est absent. Dans l’obscurité se forge la profondeur, dans le hors-champ des pistes à suivre, des traces à laisser pour ceux qui suivent. Je retrouve souvent dans mes créations un oeil aveugle, une béance impudique, extatique. Angle mort de la conscience. Beaucoup d’objets que je réalise ou que je collectionne sont des contenants (graines, sondes, photographies, éprouvettes, flacons). Nous n’avons que rarement accès à leur contenu, mais j’y accorde une grande importance. Dans le premier espace de l’exposition, la réserve, le backstage, il y a une vitrine éclairée de derrière. C’est un espace introductif comme le serait une maquette, une esquisse. Pour ce premier «acte», la première séquence de l’exposition, il présente des graines, des photographies de femmes au jardin, et une sculpture, (S)trombe, qui teinte fortement cette vitrine d’un caractère voyeuriste.
Une autre chose qui m’intrigue particulièrement, c’est la manière dont tu fabriques avec tes formes un espace temporel indéfini. On navigue au milieu d’objets qui ont à la fois une dimension archéologique et une dimension futuriste ou utopique; des sondes, des urnes – des outils prospectifs tout autant que des espaces de conservation.
Il n’y pas d’Histoire univoque qui tienne face à la multitude de voix qui la prononcent. La modernité n’est pas uniquement une volonté expansionniste et prospective, elle ouvre des brèches, invente des espaces, des époques. Elle m’autorise des glissements, des métissages et des métamorphoses. Les sondes sont des intermédiaires, des objets- frontières entre des mondes hypothétiques et l’espace physique du lieu où elles s’installent. Les fusées, comme les fétiches, opèrent de cette manière, et les objets que j’ai intitulé « sondes » en découlent. Je n’ai jamais voulu en faire une série, ce sont des modules. Le mouvement guide ma pensée, l’incertitude des trajectoires également, pour cela j’opère des accouplements vers des nouveaux mondes, reflets sarcastiques de nos certitudes.