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ArticleArtistes en résidence

Miserrimus 2 : feuille de route

Nouvelle étape de la résidence de Christophe Cognet

Après une année de débats et de recherches, et une année de pause, Miserrimus revient cette année sous forme de fiction ! J’envisage en effet décrire un scénario de film dont l’argument est cette recherche du plus malheureux des hommes : une fiction dont les péripéties et la progression s’écriront en fonction des récits récoltés lors des rencontres que j’ai effectuées et que je continuerais à mener cette année durant.

Chacun est invité à nourrir ce scénario et ainsi à partager ses expériences, ses réflexions, ses idées : offrir ses anecdotes, confessions, aventures, fables, accidents, mensonges, objets, images, décors – même fragmentaires, même suggérés, même incomplets – sur le malheur.Pour continuer à réfléchir ensemble sur cette notion de malheur qu’aucune institution dans la société ne veut prendre en compte frontalement – tant elle paraît évidente, aller de soi… Peut-être aussi parce que perdure cette vielle croyance selon laquelle si on ne parle pas de quelque chose, cette chose n’existe pas vraiment, ou moins…

Pourtant, je pense qu’en ce début de XXI° siècle, le malheur est une idée à repenser, à reformuler, à circonscrire et définir d’une nouvelle manière. Car ses agencements, ses conditions, ses contextes, ses possibles ont changés. Ses hiérarchies aussi : il y a une économie et une politique du malheur.

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Rencontre Miserrimus n°1 à l’Espace Khiasma autour de la question des Réprouvés (2011)

De cette année passée à Khiasma et de celle passée à réaliser mon film sur l’art rescapé des camps nazis, de mes voyages réels et imaginaires en ces pays du malheur, il m’est apparu que seule la fiction pouvait permettre de réaliser une telle quête : c’est la grâce de sa part de jeu, d’invention et de simulation qui libère du réel pour mieux le retrouver une fois que les puissances de l’imaginaire ont ainsi été affirmées.

Car il s’agit de trouver la juste distance pour parler du malheur de tous, du malheur de chacun. Je songe à une sorte d’ironie bienveillante, attentive, apaisante. Sur un mode tragi-comique, affirmer la vanité d’une telle quête – élire le plus malheureux des hommes – tout en s’assurant que son chemin en sera fructueux. Discuter de cette notion sans se prendre au sérieux mais en la prenant au sérieux : en constater la part de dérision et de peine en même temps.

Écrire pour un film futur n’est pas seulement inventer une histoire et en concevoir les péripéties, c’est aussi chercher une mise en scène et des éléments visuels, des décors, des accessoires, des paysages et des incarnations – des acteurs – qui en nourriront l’univers.

Pendant un an, j’écrirai donc ce scénario en allant à la rencontre des habitants des Lilas et de Seine-Saint-Denis. Et bien sûr il s’agit de régulièrement donner à voir et à attendre la progression de cette écriture en mouvement au cours de séances à Khiasma qui mêleront lectures, fragments de dispositifs sur l’univers visuel du film, et débats.

Arrière-fond : mythologies individuelles

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Elements installés dans l’espace Khiasma par Christophe Cognet pour les rencontres Miserrimus (2011-2012)

Stèle

Dans le cloître de la cathédrale de Worcester, en Angleterre, il existe une pierre tombale qui porte pour seule inscription « Miserrimus ». Nulle autre mention n’y figure – nom, date, lieu ou épitaphe, pas même un symbole ou une image.

Miserrimus, en latin, signifie « le plus malheureux ».

On aurait, dit-on, ouvert la tombe, mais sans y trouver de restes humains, ni de traces d’aucune sorte. S’il a existé – et tout porte à croire qu’aucune tombe de cette église n’a été construite de manière fortuite – qu’est devenu le locataire de ce sépulcre ?

Dans un petit texte intitulé : « Le plus malheureux – harangue enthousiaste aux « hommes marqués par la mort » – péroraisons du vendredi », Soren Kierkegaard imagine un concours pour trouver un être – homme ou femme, mort ou vivant – digne de prendre place dans ce tombeau vide : quel est le plus malheureux des humains, le plus infortuné ?

« C’est là, à cette sépulture vide, que nous chercherons le plus malheureux, certains de le trouver ; car comme les croyants ont le nostalgique désir d’aller au saint sépulcre, de même les infortunés sont attirés par l’occident vers ce tombeau vide et chacun d’eux nourrit la pensée qu’il lui est destiné. »

Ce projet propose de reprendre cette quête, aujourd’hui, en ce début de XXI° siècle.

Mais même si on peut retrouver de nombreux exemples de destinés particulièrement malheureuses dans la littérature, il apparaît nécessaire de nourrir ce projet de récits contemporains, pour l’ancrer justement dans notre époque et en dessiner la spécificité – son propre rapport au malheur – et donc de partir à leur rencontre…

Ce projet, qui se situe sur les terrains politiques et sociologiques, philosophique et anthropologique, est avant tout artistique : il questionne les manières de raconter l’infortune, de représenter le malheur, de l’exprimer.

Et il pourra tenter de consacrer in fine celui qui aura été élu le plus malheureux parmi celles et ceux dont auront été évoquées les destinées… Mais être élu, reconnu, « le plus malheureux », n’est-ce pas, déjà, un retour de la fortune ?

Ou alors il faudra convenir de l’impossible de cette quête : le plus malheureux, n’est-ce pas celui qui souffre avec intensité, maintenant ? Est-il possible d’envisager l’existence d’une échelle universelle du malheur, de mesurer l’infortune ? Ou le malheur n’est-il pas lui aussi affaire d’expression ?

À propos du malheur

En philosophie, on trouve beaucoup plus de travaux sur le bonheur que sur le malheur (en plus de Kierkegaard, on trouve quelques réflexions sur ce concept dans des textes souvent courts, par exemple de Pascal, Hegel et Simone Weil). Par contre ce thème traverse abondamment les autres littératures – poésie, théâtre, textes religieux, nouvelles, romans, épopées…

Il y a deux sens principaux au mot « malheur », deux concepts distincts :
Le premier désigne un événement qui affecte quelqu’un péniblement, un mauvais coup du sort, il est synonyme d’accident, d’affliction, de calamité…
Le second concerne une destinée tout entière, il est l’infortune, le sort funeste.
C’est de ce second sens dont s’est emparé Kierkegaard, et l’on peut également traduire « Miserrimus » par « Le plus infortuné ».

Chacun d’entre nous a subi des coups du sort plus ou moins grands, plus ou moins intenses. Se donner pour tâche de récolter les récits de toutes ces misères particulières reviendrait à constituer une longue litanie de plaintes, plus ou moins intenses, plus ou moins sincères, mais incomparables entre elles car toutes singulières. Ce n’est donc pas les coups du sort, en soit, qu’il nous faut récolter, mais la façon dont ils infléchissent le cours d’une existence, le sens qu’ils font prendre à une destinée : il s’agit de raconter des histoires.

Ainsi, seul le récit d’une destinée malheureuse est partageable, car il touche à l’universel de la condition humaine tout en étant susceptible de mettre à jour des mécanismes, de révéler une époque, des mœurs, des croyances, des pensées.

Ce projet tente donc de mettre en scène une anthropologie contemporaine, directe et continue, tout en en dévoilant le travail de conceptualisation ; une anthropologie constituée de ce que Joseph Beuys nommait les « mythologies individuelles » : c’est souvent par un évènement déterminant qu’une destinée humaine peut basculer – et devenir, en ce qui nous préoccupe ici, l’une des plus malheureuse qui soit –, pour Beuys, ce fut l’accident d’avion qu’il subit en Crimée. Il s’agira de constituer les récits de ces moments de bascule.