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Ses mots crèvent l’écran dans le premier fragment des Impatients, projet qu’Aliocha Imhoff et Kantuta Quiros dévoilent dans l’exposition Excusez-moi de vous avoir dérangés. Retrouvez le texte de la poète américaine Krista Franklin, écrit spécialement pour le film avant de paraître dans la revue américaine The Offing.

Le monde brûle. Ecoutez Minnie Riperton sur cassette. Tous les disques sont en flammes. Les archives, en cendres. Du sang coule dans les caniveaux. Une fille noire portant une paire d’Air Jordans de 85 descend la rue en lévitation. Elle tient à la main un exemplaire de The Red Record qu’elle a transcrit à la main, une copie du Book of Eli dans son sac à dos. Tous les immeubles sont condamnés, un identique X rouge sur leur Troisième Œil. La maison où vivait Muddy Waters est décrépie. La maison d’édition Johnson est dépouillée et évidée comme une femme de mauvaise vie. Les invisibles clôtures qui séparent les quartiers sont électriques. Howlin’ Wolf grogne depuis la bouche d’un jeune de 17 ans sur la 71ème rue, squattant l’épave du vaisseau-mère de Sun Ra, marmonnant I’ll feel better if you understand. You won’t listen to me. Black Youth Project 100 est planquée dans une effigie architecturale, construite psychiquement, de la maison où Fred Hampton fut assassiné. Dans leurs rangs, un transgenre de 14 ans peint, de mémoire, avec ses doigts, des fresques AfriCobra sur les murs, muni de paquets de Kool-Aid et d’eau en bouteille pillés. Un amas d’adolescents à capuche récitent à l’unison des vers de poèmes de Gwendolyn Brooks, à tue-tête, sur le porche. Se remémorant, entre scintillements et sanglots. Un Chief Keef fraîchement tondu file à bord d’un buggy tout-terrain sur un terrain vague qu’il a créé de ses propres mains. Les quartiers nord sont cernés par le Chicago Police Department en tenue antiémeute. Les gens blancs n’ont pas vu le soleil depuis des décennies.

Ca, c’est Chicago tel qu’on le connaît, le connaissait, le connaît, le connaissait. Le temps est une illusion. Selon le corps dans lequel on vit, l’histoire est glissante comme la mémoire. Elle n’est qu’une série de cercles concentriques. La question est, à quel endroit nous connectons-nous ? Et quand ? Imaginez votre mitochondrie comme une liste de noms dans un registre de comptabilité d’esclavagiste, ou un problème de maths en camp d’internement. Pensez votre corps comme une archive de travailleurs sans-papiers, ou comme cinq générations gâtées par les profits de la guerre. Figurez-vous être un butin, un butin ambulant, la descendance profane de poètes et de meurtriers de masse, le colonisé et le colon entremêlés dans votre structure cellulaire comme un rosier sauvage poussant autour d’un treillis pourri. Qu’en est-il alors de l’histoire ? Imaginez le corps – votre corps – comme un recueil encyclopédique de 1000 années d’expériences. Au milieu d’un tome que vous n’avez pas encore ouvert se trouvent deux pages face-à-face ; une histoire des matraqués sur la première, et le matraqueur sur la seconde. Tout cela ne participe que d’une seule histoire. Le Livre des Morts, Le Livre de la Vie lovés l’un contre l’autre comme des enfants endormis. Ils rêvent des rêves, coulant dans votre sang.

Quel côté choisissez-vous ? Et si vous n’avez pas à choisir ? Ces trous de ver que l’on nomme Histoire et Temps sont la chronique de mensonges quasi-bibliques fondés sur des faits scientifiques. Que se passe-t-il si l’on enveloppe tout cela de nos bras ? Les Morts, les Vivants, les À Venir, tous le même espace-temps. Les Bons, les Brutes, les Truands, les Pécheurs et les Saints, tous réunis en nous à cet instant, là, maintenant. Et si je vous regardais dans le blanc des yeux et vous disais, « Vous êtes le réfugié de guerre et le belliciste. L’enclavé et l’astronaute. » Et alors ? De toute manière, tous les livres d’histoire sont en train de pourrir, empilés sur le sol froid d’une école fermée, et l’Américain moyen ne pourrait vous dire quelle information a fait la Une la semaine passée, sans parler de comprendre l’importance psycho-sociologique d’abaisser et bruler tous les drapeaux confédérés que ce pays ait fabriqués et brandis. La pièce se partage entre hausseurs-d’épaules et émoticons-en-colère. Dieu bénisse l’Amérique.

Voici ce que nous croyons : le terrain vague est le compost du Maintenant. Le Futur est déjà ici, rampant, titubant comme un soulard dans les ruelles du temps, marchant tel un érudit, courant entre les ombres, son pantalon aussi bas que celui d’un as de la gâchette. La dernière frontière est entre vos deux oreilles. C’est une dystopie post-apocalyptique ou une utopique béatitude, selon où vous vous placez. Nous pouvons nous tenir debout au soleil ou nous accroupir dans la pénombre ; quoi qu’il en soit, la décision nous revient.

Nous sommes de grands révélateurs. Notre ADN contient les squelettes enfermés dans le placard de l’histoire ; notre pied gauche est esclave, notre pied droit négrier. Ces nuages d’électrons à haute énergie ne sont pas des objets statiques. Rien n’est statique. Nous existons dans un continuum temporel constamment en mouvement, en transformation. Nul besoin pour nous de réinventer la roue ou reforger les armes. La lune et le soleil continuent leur éternelle partie. Nous sommes des phénomènes naturels pris dans une bataille impie avec notre Mère. Le temps n’est pas une ligne, c’est une série de cercles concentriques. C’est également une illusion façonnée pour nous faire envisager le concept de progrès comme un exercice intellectuel. Le progrès est un mirage. Le seul univers que nous contrôlons est celui situé entre nos oreilles.

Nos ancêtres dirent, Nous ne prendrons pas nos têtes enflées comme un signe de véritable gloire car les ombres se tarissent le soir venu. Il nous demandèrent, ÊTES-VOUS CLAIR OU TRÈS SOMBRE ? Nous savons que cette question ne porte pas sur la chair. Nous ne nous soucions pas de l’histoire car nous regardons l’histoire dans les yeux chaque matin en nous brossant les dents. Nous déversons des flots d’histoire dans nos toilettes en tirant la chasse d’eau, en vomissons quelques morceaux lorsque nous buvons trop de gin. L’histoire digère notre déjeuner. Nous mouchons notre nez de l’histoire. En ce moment même, l’histoire inspire et expire, autant agent secret que spectateur innocent.

Nous croyons que les murs sont témoins. Comme le sont les arbres, et les lampadaires qui longe l’Interstate 94. Même des boîtes bleues, aveugles et clignotantes, portent nos histoires.

Texte anglais : The Offing

Traduction : Kieran Jessel