.net
Entretien — Artistes en résidence
À l’occasion de l’exposition Talismans, à la fondation Gulbenkian du 9 mars au 1er juillet, Ana Vaz et Olivier Marboeuf ont mené une longue conversation publiée au sein du catalogue. Ils y dialoguent autour de l’idée d’un cinéma de l’ombre, en relation et corporel, un cinéma aux versions multiples, comme autant de talismans.
Ana Vaz (AV) : Parler avec un autre, engager la conversation, c’est peut-être le plus politique de tous les exercices. Car parler, c’est mettre en danger, tant la langue volontaire de l’enfant que celle, savante, du serpent, l’acte de parler est associé à la fois au danger et au plaisir, à la connaissance et à l’incertitude. Lorsque nous conversons, nous apprenons à parler à nouveau, le marmonneur ou le chaman, tous deux apprennent et désapprennent au gré des directions incertaines que peut prendre une conversation. Lorsque nous entendons l’objet sonore fait de pensée, ou que nous lisons le pixel taché fait de pensée ou d’impulsion, nous sommes toujours déjà transformés par leur résonance, par leur éclat. La nôtre devient maintenant une longue conversation, inachevée et continue, sous forme de pensées et d’actions, d’histoires et de gestes, de films et de bien d’autres choses. Facilitée par des proches, notre rencontre à Paris a été fortuite. Elle a eu lieu à un moment de grande désillusion concernant les horizons d’un certain type de cinéma, d’une certaine forme de dire, de protestation contre le conservatisme des milieux culturels institutionnels. Et puis tu m’as dit : « On fait l’université sauvage », c’est-à-dire nous coélaborons un lieu sauvage d’où parler, crépusculaire, nous remettant à d’autres nuances pour donner à voir, pour créer du verbe. Et puis les choses ont commencé à bouger selon un mouvement différent, un rythme nocturne, fruit de mouvements continus, en courbes, en marées.
Olivier Marboeuf (OM) : La conversation, c’est aussi parler à l’intérieur de la langue de l’autre, du monde, du corps de l’autre. C’est une forme érotique de la pensée, mais aussi une manière de faire qui n’autorise aucun propriétaire. On finit par avoir des souvenirs qui ne nous appartiennent pas et vivre des expériences au travers des expériences d’autres. Il y a une certaine transitivité de la pensée, qui est donc quelque chose de passage, qui voyage, traverse et s’affecte. La conversation autorise des versions d’une pensée, comme une forme qui se dessine après des touches successives sans jamais faire disparaître les étapes précédentes, parfois maladroites ; ce qui nous défait d’une certaine autorité de la parole informée, qui ouvre à une parole qui apprend en chemin. La conversation fait lieu, c’est-àdire qu’elle construit un espace qui va nécessiter d’une manière ou d’une autre de la bienveillance. Car sans bienveillance, il ne peut pas y avoir de véritables conversations critiques. Et c’est l’une des raisons de la disparition d’espaces réellement critiques en art car ils finissent par se résumer à des stratégies agressives de pouvoir, des systèmes incorporés – plus ou moins conscients – qui s’affrontent, des injonctions qui vont clore. Alors que je pense que la conversation demande à s’accorder. Comme on le ferait pour jouer collectivement de la musique. Et s’accorder n’est pas simple car nous ne parlons pas à partir du même corps, j’entends le corps autant comme espace produit par des normes sociales, que comme site d’inscription, de traduction d’un récit que nous ne connaissons pas totalement mais qui nous affecte. Et ce savoir, il me semble qu’il est important de l’imaginer en relation et non comme une quête obsédante d’une singularité qui est pour moi le coeur de la névrose occidentale et l’impasse d’une pensée réificatrice. L’accord demande du temps et de jouer régulièrement ensemble. Cela n’a rien à voir bien sûr avec le consensus, qui relèverait plutôt d’un horizon énoncé, mais bien d’un mode de présence à l’autre, à sa pensée, à sa voix, qui doit sans cesse se réagencer, se rejouer dans des situations diverses.
Tu as raison de souligner combien notre conversation a débuté sur un terrain fragile et incertain, sur un sol mouvant qui est peut-être la conséquence de la recherche d’un lieu qui se devait d’avoir quelque chose de flottant, d’océanique et peut‑être aussi de sauvage, un lieu entre. J’aime beaucoup la chanson Speak Low de Kurt Weill qui dit « Speak low when you speak, love ». J’en ai tiré l’idée qu’il faut parler bas quand on parle de choses qui nous affectent, parler dans un endroit un peu sauvage et sombre. Cela ne veut surtout pas dire que l’espace est de l’ordre du privé, mais au contraire que la conversation doit avoir cette habilité à produire et à prendre soin d’un espace particulier dans la sphère publique, un espace qui n’est pas clos mais qui existe sous certaines conditions. Une habilité à installer de l’ombre. Et je pense que l’on manque aujourd’hui d’espaces pour cultiver et situer la conversation, un peu dans l’ombre. L’économie de la visibilité est parvenue à faire disparaître cet écosystème. Avec l’exposition « Mandrake a disparu » à Khiasma aux Lilas en 2013, j’avais abordé la nécessité d’un espace de confiance entre le spectateur et le magicien pour que l’illusion devienne possible. Je pense que la conversation devient à son tour un vaste terrain d’expériences lorsque l’on parvient à trouver « certaines conditions » qui ne sont jamais les mêmes. Elle est aussi une conversion, au sens de passes magiques, de certains drames et dystopies en une possible matière d’exploration qui offre des prises et des perspectives. Car il faut parvenir à se défaire du poids des grands récits angoissants, d’un corps agonisant qui n’est pas le nôtre, et à s’autoriser quelques dérives, certaines irrévérences aussi pour retrouver l’énergie subversive de « penser au bord du gouffre1 ».
AV : Converser requiert un certain balancement, comme en danse, une attention aux limites et une proximité de leurs bords. Pendant que nous parlons, nous oscillons, nous vacillons et nous nous accordons. Nous devons être au diapason avec l’autre afin d’en ressentir le ton, la voix, la posture, la réverbération. Il est essentiel d’être accordé aussi bien en musique qu’en danse. Le danseur doit être en syntonie avec l’espace avec lequel il danse, ainsi qu’avec les corps avec lesquels il partage cet espace. Le fait de s’accorder revêt une valeur sociale qui s’applique à toutes les choses pouvant vibrer ensemble, et occupe l’espace comme une présence. La danse est une pratique spatiale tout comme le cinéma, et j’ai de plus en plus l’impression que c’est la danse qui m’a fait envisager l’accord entre le mouvement et l’espace. La danse « m’a tracé un chemin » dont je me détournais, emportant son mouvement ailleurs, pour aller vers un entre-deux entre la chaleur du corps et la vapeur des images en mouvement.
Temporalités élargies / temps invisible et économie du visible
AV : Cela fait maintenant presque quatre ans que nous avons commencé à parler de The Voyage Out, ce film tentaculaire pour lequel la naissance soudaine d’une nouvelle terre dans le Sud du Japon est une réponse fictive et un antidote à la dévastation toxique des côtes nord et voisines de Fukushima. La nouvelle île de Nishinoshima représente un prétexte pour une fiction (scientifique) fantomatique portant sur la possibilité de « la vie sur une planète endommagée », pour reprendre une expression d’Anna Lowenhaupt Tsing. Suivant les marges de son appel, The Voyage Out considère la « contamination comme collaboration2» partant du fait que, face à la toxicité et à la destruction, nous devons forger de nouvelles formes d’alliances, de communautés et de façons de voir afin d’avoir les capacités de réponses nécessaires pour faire face au trouble, et non s’en détourner (comme le prétend Donna Haraway3), persuadés que dans son sort se trouvent les antidotes à sa menace, qu’ensorcelés nous pourrions être capables de voir à nouveau.
Ce film est fait de rencontres contagieuses, de surprises imprévisibles, de liens affectifs et d’une équipe grandissante d’alliés et de collaborateurs transformés en quasi-personnages dans le film, mêlant coulisses et scène comme une conversation permanente. C’est un processus étendu et extensif dans lequel des collaborations sont nécessaires pour infuser et infecter la matière énergétique que ce voyage demande, un voyage qui aborde des lieux de toxicité et de mouvement sismique inaccessibles.
Ici, les collaborations ne sont pas prédéterminées, préfabriquées, mais plutôt en mouvement. Elles ne sont pas seulement une question de fiction mais aussi un mode d’action, une façon de co-élaborer un horizon fictif en compagnie de ceux dont l’attachement à un territoire importe vraiment. Je pense à Kota Takeuchi, un artiste avec lequel nous nous sommes liés d’amitié lors de notre premier voyage à Fukushima et qui a déménagé dans les villes habitables avoisinantes, près de la zone d’exclusion, cherchant à penser et à agir depuis et avec un endroit, une situation. Quelqu’un qui « s’est vraiment senti poussé à migrer vers un endroit en ruine et à travailler avec des partenaires humains et non humains pour guérir cet endroit, en construisant les réseaux, les sentiers, les noeuds et les toiles d’un monde et pour un monde nouvellement habitable », comme le suggère Donna Haraway dans ses Camille Stories4. Ensemble, nous avons beaucoup parlé du temps, de donner du temps et d’avoir du temps à partager, des types de collaborations nécessaires face à une incommensurable catastrophe. Là-bas, l’impossibilité de voir les vestiges du désastre, c’est-à-dire la présence radioactive, fait appel à d’autres sens, afin de pouvoir les voir autrement – oreilles, bouche, corps. C’est aussi un événement qui relève d’une tout autre échelle de temps. Du coup, notre compréhension du temps, de la vie et de la présence fait place à autre chose, quelque chose que je ressens comme une relation troublée et incertaine avec le présent, le passé et l’avenir. C’est de cette incertitude que semblent découler de nouvelles formes de coopération.
Ma question portera donc sur le temps et sur ta conception des collaborations comme un accompagnement de longue durée, une face B étendue d’un vinyle dont on n’entend jamais la face A, si ce n’est comme un bourdonnement fantomatique. Le temps devient une pratique, une façon de prendre soin de ses différentes échelles, individuellement et collectivement, dans des conversations interminables, des promenades collectives sans aucune direction (tu as mentionné ta promenade collective à travers un embouteillage à Portau- Prince), en veillant toujours à ce que le feu brûle et soit constamment entretenu.
OM : Tu as raison d’associer l’idée de collaboration à celle du temps. C’est ce temps que j’évoquais déjà quand je parlais de la nécessité de trouver l’accord d’une conversation. Et c’est forcément un temps long qui est un principe central dans la manière dont je m’efforce de travailler. Pour ne pas craindre de m’égarer, pour ne pas éviter les zones sombres et contradictoires, les routes mal fréquentées, pour ne pas dramatiser non plus le risque de l’échec qui empêche d’agir. Pour entrer en collaboration et en conversation, il faut repousser paradoxalement l’horizon du commun, mettre à distance en quelque sorte l’urgence, l’injonction même du commun comme de la bienveillance. Comme je l’ai déjà dit : la bienveillance est nécessaire, mais elle ne peut être convoquée. Elle n’est que la conséquence d’un ensemble de gestes présents et passés dont l’agencement est imprévisible, d’accords et de déplacements, parfois infimes. On peut prendre soin à la marge d’une situation, l’entretenir par la marge mais nous n’avons aucune autorité sur la bienveillance, c’est un accord qu’on ne peut pas pré-voir sans s’engager dans une expérience – comme on ne peut pas voir à partir du dehors de l’ombre ce qui s’y trame. Jean Oury parlait à cet égard, à propos de la clinique de La Borde, de l’ambiance d’une institution, cette matière diffuse qui ne relève d’aucune forme de décision, qui est la conséquence de quelque chose qui se passe.
Nous vivons une époque de capitalisation des sujets – notamment politiques – qui est particulièrement forte dans le champ des théories critiques en art. Mais cette économie des sujets n’engage pas autant qu’il le faudrait les pratiques. Au contraire, leur mise en scène cohabite souvent avec des organisations du pouvoir et du savoir qui en sont les parfaites antithèses. Le commun fait partie de cette collection de sujets, de ces fétiches. Pour ma part, ce qui m’intéresse est toujours ce qui peut être renseigné par une pratique et nécessite de produire et de participer à une situation qui est une forme d’expérimentation et de remise à l’échelle d’un sujet. C’est une manière de s’engager dans un savoir particulier, qui est forcément un savoir en relation. Il ne s’agit donc pas simplement d’énoncer le commun comme un mantra, une idéologie mais d’en produire et d’en expérimenter la nature spécifique dans un contexte donné – Isabelle Stengers parlerait de recettes. Définir les situations et les mondes possibles par la relation, c’est faire de ce qui se passe « entre » un espace déterminant, mais qui n’est pas figé et qui n’a ni forme ni propriétaire, c’est réengager ainsi notre présence au monde comme le proposent Édouard Glissant ou encore Achille Mbembe en s’affranchissant de la centralité obsédante du moi, du singulier, du narrateur. S’ouvrir à de nouvelles perspectives, c’està- dire à de nouvelles entités animées et non animées mais aussi à la lecture des espaces sans propriétaire que performe cette communauté de présences, de façon souvent entropique. Je pense ici aux terrils du Nord-Pas-de-Calais – qui sont de fascinantes contre-formes – que tu as filmés récemment comme des paysages accidentels provoquant le surgissement, l’irruption d’un écosystème, de conditions et ainsi de formes de vie inattendues.
J’ai encore en tête cette longue marche dans la nuit noire au coeur des embouteillages monstres de Portau- Prince en Haïti. De tous les efforts que nous avions entrepris afin de créer un groupe, une pensée commune pour le projet artistique que nous voulions développer là-bas, le fait de marcher ensemble à une dizaine dans une foule compacte fut probablement l’expérience la plus déterminante, comme un rite de passage vers un autre état du sensible. Marcher comme un corps collectif, attentif à toutes ses parties, qui tente de ne pas se défaire dans l’obscurité chaotique, de conserver quelque chose d’une forme pourtant insaisissable, qui bat d’un rythme commun dans la folie de la rue. Il y a ce moment de suspension de la parole, du visible qui me semble faire passer la relation à quelque chose d’autre car, de nouveau, elle échappe à la négociation, à l’énoncé d’une décision ou d’une règle. Il me semble qu’il y a dans ton cinéma la recherche de cet état particulier de lâcher prise, d’une entrée dans un régime de sensations dont tu essayes par la suite de témoigner alors qu’il laisse d’une certaine mesure sans voix. La question est alors de savoir comment négocier cette sortie de l’ombre, c’est-à-dire la proposition d’une forme qui ne fige pas la forme, qui est peut-être même un motif, une forme cachée dans la forme, une contre-forme. Comment faire entendre une parole qui ne fait pas autorité sur ce qui se passe, qui ne le dit pas, qui dit-vague ?
AV : Les vagues sont des mouvements d’oscillation, elles divergent de l’artifice de la ligne avec l’impulsion de la courbe. Une voix qui se courbe est une voix qui refuse l’évolution constante de son inclinaison et baisse, change de ton, va dans une autre direction, une voix qui se fie au silence comme à une forme de projection assistée par l’air, l’espace et d’autres surfaces porteuses d’écho. C’est une voix qui se fait entendre au travers de distorsions, de réverbérations, assombries par d’autres influences et d’autres êtres. C’est une voix liminale qui refuse d’être la seule à parler, qui cède de la place, qui vogue au gré de différents courants, parfois inaudible, d’autres fois audible par son écho qui se fait entendre longtemps après son bégaiement.
J’aime penser cet état liminal de la courbe comme un espace crépusculaire où le chaos vient remuer tout ordre précédent en faveur de mouvements différents, qui en courbe s’éloignent du soleil et viennent enlacer la lune. Dans la cosmologie krahô, peuple originaire de l’arrière-pays du Nord du Brésil, tandis que le soleil « joue le rôle d’un personnage aveuglé par la régularité et la certitude », la lune suscite « la création des mouches et des serpents qui tourmentent l’homme, elle est la cause des maux et des inconvénients, elle engendre le désordre et est la fondatrice des rites de la mort et de la naissance », comme le suggère Manuela Carneiro da Cunha5. La lune devient un seuil de passage entre les situations, à travers les fièvres qu’elle inspire. Elle dessine les courbes nécessaires autour de son soleil-autre.
Par un autre mouvement serpentin apparaissent les terrils dans le Nord-Pas-de-Calais. Ces monts faits de déchets minéraux sont devenus de véritables territoires pour le développement d’espèces inconnues dans la région. Bon nombre des espèces qui fleurissent maintenant dans les terrils sont des espèces exotiques. Après des centaines d’années sous la terre, vestiges des bois exotiques utilisés pour l’exploitation minière, ces spécimens remontent à la surface, quittant leur longue nuit souterraine et troublant de leurs fleurs inattendues les monts carboniques du Nord de la France. Longtemps perçus comme une cicatrice gênante venue hanter la région, bien longtemps après le boom minier, les terrils sont aujourd’hui un territoire où fleurissent de nouvelles formes de vitalité. Curieusement, ces fleurs (post) toxiques sont aujourd’hui de plus en plus protégées et deviennent plus précieuses que la faune indigène du Nord-Pas-de-Calais. À leur propre échelle de temps, ces monts obscurs transmuent la toxicité en vitalité et le film que tu cites, Olhe bem as montanhas/Regardez bien les montagnes (2018), spécule justement sur ces transformations.
Si j’évoque ces mouvements-comme-images, c’est parce qu’ils explicitent, dit-vaguent, en conférant une présence au sort pourtant invisible de leur prose.
Puissances de l’obscur/Apparitions
AV : Si on considère le cinéma comme un art du voir, un art qui a besoin de lumière pour pouvoir apparaître, alors un cinéma qui réfute la lumière doit reconsidérer ce dont la machine cinématographique est capable au-delà de la certitude de la lumière et dans la réverbération d’autres formes de longueurs d’onde6. Contrairement à ce que la tradition peut bien nous dicter, j’aime à croire que le cinéma n’est pas seulement un art du voir, mais qu’il y a certainement, en plus de toute son ingénierie, d’autres dimensions de notre appareil sensoriel mises à contribution. Le cinéma expérimental, dans son rôle fréquent d’alternative au cinéma dit narratif, a historiquement exploré les marges ombragées du médium, sa force transformatrice dans le remodelage de nos relations à l’espace, au temps, de même qu’aux corps avec lesquels nous faisons cohabiter ces dimensions. En ce sens, j’aime utiliser le titre admirablement approprié du livre de Starhawk, Rêver l’obscur, pour amener ce que filmer l’obscur peut invoquer – quelles relations, quelles formes, quelles formes-pensées, quelles incantations et incarnations ? L’obscurité de Starhawk peut bien accompagner le trouble chez Haraway, en remplaçant désormais la matière nébuleuse qui nous met en danger, qui n’a pas (encore) de forme, d’identité ni de contour – tout ce qui a été rejeté par la Modernité de la Lumière.
L’Obscur n’est pas un espace ou une figure, un idéal ou une idéologie, il vit dans le secret, chuchoté le long d’une chaîne de solidarité faite de multiples corps. Et il semble que c’est précisément cette dimension du secret qui trouble l’ordre de ceux qui ont foi en la Lumière. On pourrait faire une comparaison puissante entre le déracinement des savoirs et les liens avec la terre engendrés par les massacres coloniaux en Amérique, et la chasse aux sorcières en Europe. Ces deux mouvements d’extermination ont pour but d’extraire, de s’approprier et de domestiquer tout savoir ou agentivité détenus par ceux dont la terre ne leur appartient pas mais qui, plutôt, appartiennent profondément à la terre. Cette appartenance n’est pas seulement conceptuelle mais largement située, corporelle, aussi bien affectante qu’affectée.
Aussi, l’idée de filmer l’obscur m’incite à me réapproprier l’Obscurité comme un lieu, une terre, une situation ou une condition forgée qui permet le chuchotement du secret, qui parfume les conditions d’une compréhension partielle qui ne s’achève jamais. Filmer l’obscurité ou mettre en récit l’ombre nous supplie de libérer notre vision ainsi que nos autres sens, notre capacité à voir et à ressentir afin de prolonger l’expérience de la présence ou, pour reprendre les mots de Rosi Braidotti, de « repenser les racines corporelles de l’intelligence humaine7 ».
OM : On ne peut pas penser la question de l’ombre sans articuler celle de sa marge, de son seuil, du passage d’un régime d’invisibilité à quelque chose de visible, d’audible. C’est ce que j’appelle « faire apparition », c’est-à-dire sortir provisoirement de l’ombre – et là la dimension provisoire me semble essentielle. Ce « faire apparition » sous-entend quelque chose de soudain et d’inattendu, un corps qui n’a pas de nom, qui ne s’installe pas durablement dans l’espace de la « reconnaissance », quelque chose qui affecte puis disparaît. Cette sortie de l’ombre, cette apparition demande un soin particulier tout comme l’ombre réclame une certaine qualité, une épaisseur pour que quelque chose puisse s’y passer. Il me semble notamment, pour te rejoindre, que dans l’ombre, la transmission utilise tout le corps, elle ne peut être qu’un échange d’informations, mais nécessite une coprésence, une expérience partagée qui, dans une certaine mesure, suspend la parole et l’image, mais produit un corps qui sait.
Il y a deux aspects dont il faut tenir compte. L’espace de l’ombre comme espace particulier de savoir et de transmission et les marges, les lisières de l’ombre comme point de contact avec le champ du visible, ligne de front, où se produit du politique par changement de milieu.
Pour moi, l’apparition est une manière d’étendre l’ombre par ses marges, par son seuil. C’est une écologie du tourment qui n’agit pas selon le même principe que les rapports de force. C’est en cela, comme je l’ai déjà souligné ailleurs, que je vois dans l’émeute une forme d’antimanifestation. Là où la manifestation est déclarative et programmatique, l’émeute apparaît sans annonce et est plutôt une dynamique de soustraction du visible. Elle produit une ombre plutôt qu’un nombre8. De ce fait, c’est un espace minoritaire et conscient de l’être qui n’aspire pas tant à la prise de pouvoir qu’au tourment, à l’inconfort de ceux qui dominent ou désirent dominer.
À cet endroit, il y a une figure que je trouve passionnante qui est celle de François Mackandal. Mackandal est un esclave marron qui mena de nombreuses rébellions au milieu du XVIIIe siècle à Saint- Domingue – à l’époque colonie française. On l’accusait d’empoisonner les colons, de brûler les récoltes, d’organiser la révolte des esclaves. C’est une figure de l’obscurité dans plusieurs sens. D’abord c’est un bossal, un esclave arrivé assez tardivement du continent africain, et de ce fait encore très inscrit dans la culture de sa région d’origine. Il maîtrisait des savoirs que l’on va associer à des pratiques malveillantes – notamment la médication et l’empoisonnement, mais aussi la capacité à disparaître ou à se transformer. C’est un personnage que le pouvoir va condamner comme il le fit avec les sorcières car il possédait ce savoir de l’ombre, cette mémoire et ce désir d’autonomie qui vont en faire un redoutable adversaire. Après s’être échappé de la plantation de son maître, il agit dans l’ombre et on dit que même les autres esclaves le craignaient. Il a cette dimension de trickster, figure de l’ombre à l’intérieur même des minorités. C’est un sauvage, au sens où c’est une identité qui s’est soustraite au formatage, à l’organisation rationnelle des corps, aux catégories et aux valeurs de la machine plantationnaire. Son action était à l’opposé de celle des esclaves affranchis et des hommes libres de couleur qui recherchaient la reconnaissance. Il faisait figure d’ombre. Plus qu’il ne se cachait, il s’invisibilisait, c’est-à-dire qu’il inventait une forme de vie à l’intérieur même de l’effacement produit par la violence de l’économie coloniale.
Les Français mettront près de 18 ans à le capturer. On raconte alors qu’on décida de le brûler vif sur la place publique mais que le poteau auquel il était attaché céda et que Mackandal de nouveau put s’enfuir. La légende dit aussi que celui qui avait le don d’immortalité se transforma en une créature et retrouva l’obscurité protectrice des forêts. Peu importe alors que le pouvoir colonial ait déclaré l’avoir tué le 20 janvier 1758, il restera le spectre de la révolte et l’inspirateur de la révolution qui allait fonder Haïti. Ce qui m’intéresse avec Mackandal c’est la manière dont il est une figure inassimilable, irrévérencieuse, il tourmente. Qui ne dit pas autre chose – comme les sorcières avant lui – que la possibilité d’une extériorité dans un système totalitaire – celui de la plantation – dont la puissance est d’inscrire dans l’imaginaire même des esclaves l’idée d’un espace de contrainte qui n’a pas de limite. D’une certaine manière, Mackandal ne cherche pas une place dans la lumière,
dans une institution mimétique du pouvoir blanc, il ne cherche pas de reconnaissance, il est un miroir noir, cette figure irréductible du révolté qui agit dans les lisières, cette forme d’espace disponible à la révolte. Figure de la fuite permanente, de l’intranquillité, il rôde et ouvrage l’espace de la nuit comme extériorité imprenable du système capitaliste.
Cinéma et opacité
OM : La question de la reconnaissance est un point évidemment très délicat, notamment dans l’organisation économique du travail artistique puisqu’un pouvoir reconnaît toujours ce qu’il connaît déjà, c’est-à-dire un visage – au sens de ce qui prend une forme dans des catégories connues, familières. Le visage comme un miroir de la représentation que le pouvoir se fait de lui-même. Gilles Deleuze et Félix Guattari parlent de visagéité pour souligner cette nécessité de donner un visage à l’inconnu afin de le soustraire, de le déloger – qui est le geste capitaliste par excellence – de sa différence radicale. Guattari va d’ailleurs se poser cette question quand il s’intéresse aux potentialités politiques du cinéma de science-fiction avec notamment un scénario de film : Un Amour d’UIQ 9. Comment représenter un alien en tant qu’altérité radicale, comment mettre en récit des affects sans passer par le visage, sans mettre l’Autre à son échelle ? C’est une question proche de ta recherche d’un cinéma perspectiviste qui doit aller contre ses propres évidences de représentation, pour témoigner d’autres expériences possibles d’un corps « qui voit ». La question que met concrètement Guattari au travail dans sa tentative de cinéma est au départ de la même nature que celle que tente d’expérimenter Donna Haraway avec le cyborg à la différence près – qui va à l’arrivée avoir une grande importance – qu’Haraway introduit le trouble d’une altérité qui ressemble – qui va être également le trouble du film Blade Runner de Ridley Scott. Mais c’est une ressemblance particulière. Elle trouble la reconnaissance, elle n’est pas rassurante. Le cyborg est ainsi une figure à la fois familière et inquiétante, c’est un appât qui nous emmène du côté de l’ombre et, pour revenir à ce que je disais précédemment, qui étend l’ombre par sa marge. C’est tout l’enjeu de la narration spéculative que de ne pas se construire dans l’altérité radicale justement mais dans une forme de familiarité troublée – et Haraway tire, comme d’autres, cette idée notamment de la lecture d’auteurs de science-fiction féministes comme Ursula K. Le Guin. Un monde identique sauf qu’on a changé « quelque chose » et ce « quelque chose » va nous obliger à repenser toutes les catégories de savoirs, toutes les pratiques et organisations, va défaire en quelque sorte certaines fausses évidences. La puissance du récit repose alors sur l’expérimentation d’un possible proche qui n’est pas totalement une invention, une fantaisie. Le récit est ici le véhicule d’une exploration, il nous entraîne vers un inconnu qui est au seuil du connu. La dimension politique de ce geste est qu’il agit sur le réel en proposant une expérience alternative et incertaine.
AV : J’aime penser le cinéma comme un médium de science-fiction. Un médium qui fait appel à une alliance cyborg entre le corps et la caméra pour former un corps composite capable de défamiliariser, de dénaturaliser nos relations avec notre environnement. Coupure, zoom, panoramique, agrandissement, réduction, fondu, découpe, flash-forward, flash-back, je dirais que ces techniques issues des capacités métamorphiques de la machine rendent ce que vous appelez une familiarité troublée. J’évoque le cyborg non seulement comme une fiction, une figure et un motif mais aussi comme un agent de phénomènes, non plus purement humain ni purement machine, mais comme un corps hybride fait à la fois de chair et de prothèse optique reproduisant sans cesse des versions de ces expériences machiniques.
Ce qui frappe dans la mise en récit du cyborg dans Blade Runner, c’est qu’elle remet en cause la légitimité même de l’humanité sur une Terre devenue cyborg. Autrement dit, elle vient perturber l’élément même qui la sous-tend – la perspective humaine – en le transformant en une perspective potentiellement androïde. Ce changement narratif de perspective est ce qui fait toute la valeur du film, car il jette la suspicion sur les idéaux liés à l’agentivité humaine et cède la place à des sujets non humains beaucoup plus aptes, empathiques et dynamiques.
Le cinéma de science-fiction m’intéresse dans la mesure où il met en jeu une myriade de formes de perspectivisme – d’autres corps qui racontent d’autres histoires. Et il me semble que la science-fiction qui fait vraiment la différence ne se contente pas de ré-imager notre présent à travers un miroir déformé mais s’efforce de le ré-imaginer autrement. La science-fiction ne porte que sur notre actualité10, comme le suggère J. G. Ballard, si l’on conçoit l’avenir comme une boucle permanente de notre présent dans un conservatisme futuriste. Si l’on considère la science-fiction comme une aventure occidentale future ou une aventure coloniale frontalière, on la vide alors de sa plus grande force, ce que semble d’ailleurs proposer Guattari : représenter une altérité radicale.
OM : Ce que je trouve très intéressant dans ton projet de cinéma est qu’il se pose la question d’une relation particulière avec ce corpus de pensée dans la mesure où il cherche les conséquences de ces forces sur les formes et les pratiques. Comment alors vont se faire, se dire, se montrer les choses ? Non seulement qui va parler mais surtout comment cela va parler ? Le déplacement qu’opère Édouard Glissant du politique au poétique est un geste important, en ce sens, qui tente de passer des théories sur le monde – et notamment de l’héritage marxiste – à la production de mondes possibles. Mais Glissant saisit d’emblée que si l’on prend comme objet un espace du secret, minoritaire, la langue ne peut le dévoiler, le prononcer, sans prendre le risque dans le même temps d’en rompre l’écologie, d’en percer l’écran qui le protège. Il faut donc une langue qui code, une poétique qui remplace la théorie tout terrain par une énigme à déchiffrer dans chaque situation. Et comme tu le dis, il ne s’agit pas d’un relativisme mais bien d’une pensée située, en relation, c’est-à-dire qui est traduite par une communauté précise dans des conditions précises. La poétique devient une forme du dire sans dévoiler, une forme opaque qui se dénoue et se traduit dans la relation. Il n’y a d’ailleurs pas seulement aujourd’hui un déplacement des pratiques artistiques vers les pratiques théoriques, l’inverse est aussi vrai car pour dépasser l’impasse de la critique du capitalisme et la manière dont elle nous vide de nos forces vitales, plusieurs théoriciennes et universitaires comme Donna Haraway – avec son livre The Camille Story: Children of Compost (( Donna Haraway, The Camille Story: Children of Compost, Durham, Duke University Press, 2016. )) – Denise Ferreira da Silva ou encore Elizabeth Povinelli tentent de s’engager dans la production de formes littéraires ou artistiques, c’està- dire de proposer des mondes à expérimenter – qui impliquent d’ailleurs la plupart du temps un mode de savoir et de fabrication collectif.
En commençant à dialoguer autour de la question du talisman à partir de ton cinéma comme nous invitait à le faire Sarina Basta, tu m’as parlé de la fonction réparatrice du récit. J’ai l’impression que je me suis intéressé jusqu’à présent au récit – écrit ou performé – dans l’optique de créer un certain type de situations incertaines. Je reviens sur cette question des affects que tu tires de Suely Rolnik et sur l’idée d’être affecté par les forces d’un monde. Pour moi, créer une situation, c’est créer les conditions de cette affectation mais ce que chaque corps va faire de/dans la situation reste difficilement maîtrisable. À mes yeux, accompagner l’apparition d’une forme artistique – en lui conférant un potentiel magique – et la situation qu’elle déploie, c’est sentir précisément qu’une série de gestes y dessinent une zone de trouble, de nouveau « que quelque chose se passe à cet endroit », quelque chose que l’on sent nécessaire, mais dont on ne cerne pas forcément la forme. Comme je l’ai déjà dit de la bienveillance, à laquelle j’accorde une grande importance, elle ne peut être convoquée, énoncée comme principe sauf à perdre tout son pouvoir d’apparition dans les interstices et sa capacité à prendre des formes toujours différentes. Cela ne nous empêche pas d’essayer d’en créer les conditions, notamment pour que certaines voix et expériences de vie deviennent audibles, et agissantes sur le réel.
De même, pour la question de la réparation, qui est un autre sujet, et là je suis l’idée que propose Sarina Basta, elle peut être invoquée plutôt que convoquée. Et les formes du récit comme de la parole – et le film est l’une d’elles – peuvent en être des agents qui font en quelque sorte « monter » quelque chose depuis l’ombre, quelque chose qui est là mais qui change d’intensité, si l’on accepte évidemment de penser ces formes non comme des énoncés mais comme ce que j’appelais plus tôt « des passes magiques ».
Ce qui m’intéresse dans l’invocation c’est qu’elle travaille sur l’apparition en créant des conditions particulières, une écologie, et ces conditions particulières sont importantes pour situer nos gestes dans des moments de nature et d’urgence différentes. L’invocation fait avec ce qui est là, elle est forcément située et rejouée dans un contexte précis. Mais je souhaitais conserver l’idée qu’elle agit en produisant toujours un espace d’incertitude, en introduisant notamment le magique qui va rompre le principe de causalité, pierre angulaire de la rationalité occidentale, en rendant sensibles d’autres interactions possibles entre les êtres et les choses, d’autres principes actifs au coeur du réel.
J’aimerais d’ailleurs te raconter une autre histoire à ce sujet. Je me rappelle avoir assisté à un concert d’Allen Ginsberg, le poète de la Beat Generation, à Paris au début des années 1990. À cette époque, Ginsberg était une figure importante d’une certaine poésie, à la fois expérimentale et contestataire. Il y avait chez lui peut-être aussi quelque chose de plus vitale, de moins dandy et morbide que chez William S. Burroughs qui allait cependant me torturer durablement l’esprit avec son fameux Festin nu. Pour moi Ginsberg, après Vladimir Maïakovski, avait été mon deuxième choc dans le parcours un peu chaotique qui allait me mener à devenir éditeur autodidacte, quelqu’un qui ouvrait la possibilité d’un espace politique des formes. Comme je venais des pratiques militantes, c’était tout de même un bouleversement dans l’organisation de ma pensée. Il m’introduisait à une écriture liée à l’oralité et au corps, traversée par l’influence conjointe des traditions musicales noires et juives – ce qui avait une certaine importance pour moi. Une poésie portée par un beat assez rudimentaire, sans esbroufe, une certaine économie. Et enfin un geste politique qui s’emparait des voix et de la banalité du quotidien avec un humour terriblement incisif. La salle était comble, un parterre d’invités était installé sur toutes les chaises comme pour un spectacle de Noël dans une maison de retraite, à la différence près qu’il y avait un côté très pompeux, protocolaire. J’étais très jeune et on était massé avec quelques amis au fond de la salle, debout, un peu intimidés à l’idée de voir en chair et en os une sorte de monument vivant. Le concert a commencé et Ginsberg a pris son instrument – une sorte de bandonéon qu’il tenait verticalement –, a regardé la salle et a dit quelque chose comme « ceux qui ont les fesses encore assez jeunes peuvent venir s’asseoir par terre devant plutôt que de rester debout. »
Et immédiatement, on est tous venu se mettre devant sous le regard un peu médusé des officiels grisonnants. Ce qui était assez magique dans ce moment, c’est que Ginsberg lui-même est parvenu de façon très simple, en une seule phrase, à réengager ce qu’il faisait dans le présent, à créer une situation qui permettait à la performance de ces textes d’être active, d’éviter sa « monumentalisation ». Il ne fera rien de plus, ne dira rien de plus, mais aura ainsi à la marge construit les possibilités d’une situation, d’affects dont il ne présumait pas de la nature. Mon intérêt pour le récit – et peut-être même pour le récit public, qu’il soit conte ou conversation – va puiser dans ce type d’expériences qui est une manière de dessiner les contours d’une situation potentielle, de nous inviter à nous y engager, comme le pareil/différent du cyborg nous engage dans une reconfiguration de notre sensibilité et de nos désirs.
La manière dont j’allais par la suite aborder ma mission de directeur au sein de l’Espace Khiasma doit beaucoup à ce rapport aux puissances du récit en tant qu’outil de production d’espaces qui vont s’affranchir de la physicalité de l’institution pour lui préférer la tension de situations particulières toujours renouvelées. Un deuxième mouvement parallèle va cependant s’installer à partir de ma pratique de la performance et je mesure aujourd’hui qu’il adresse un geste plus significatif du côté de la réparation. À partir de 2011, j’ai développé mes premières expériences de contes performés, qui étaient sans les nommer ainsi à l’époque des exercices de narration spéculative. Pour moi, il ne s’agissait pas tant d’un désir de signature artistique que d’une pratique curative personnelle. Tenter d’inventer des modalités pour affronter les frustrations inhérentes au rôle de directeur d’une petite institution culturelle française à la reconnaissance grandissante qui, s’engageait lentement dans le formatage, et pour réengager de la critique, du trouble, jeter de l’ombre sur le lieu et la figure qui commençaient à se cristalliser. Marronner. Défaire la figure du manager qui partout s’installait comme devenir fatal de la profession et introduire un narrateur intempestif, un maître de cérémonie, rendre l’institution zombie, gazeuse, traversée par les forces de résistance du magique. « Je fais du cinéma dans la tête des gens » était la phrase liminaire et programmatique qui ouvrait la performance Deuxième Vie ((La performance Deuxième Vie (2011-2014) a été créée en 2011 à partir d’une conversation avec Vincent Meessen autour de son exposition « My Last Life » à l’Espace Khiasma. Elle a été présentée par la suite dans plusieurs versions au Palais de Tokyo à Paris, au Cinématographe à Nantes et au festival Les Urbaines à Lausanne, notamment.)). De cette première performance qui mettait en crise la biographie comme socle de l’identité dans une société postcoloniale oublieuse de son propre trafic des noms, à l’Institution gazeuse11, qui se jouait des régimes de reconnaissance des institutions culturelles, je me suis efforcé de rendre sensibles des mondes où pouvait se défaire une certaine violence invisible et incorporée, une sorcellerie capitaliste12. Mais les choses ont pris une tout autre tournure et probablement ont connu une plus grande urgence quand cette pratique a rencontré le travail du collectif Dingdingdong13 avec lequel je me suis engagé à donner corps au docteur Marboeuf dans une série de communications vidéo. Ce médecin, spécialiste de la maladie neuro-évolutive de Huntington, incarnait la possible prise de conscience d’un professionnel devant les limites de l’accompagnement médical des porteurs de cette mutation génétique auxquels on annonçait, reste de leur existence. Le docteur Marboeuf était le médecin qui allait dire « je ne sais pas » et ouvrir ainsi la possibilité de nouvelles expériences collectives de vie et de savoir avec la communauté des mutants et leur famille. L’accueil du possible qu’ouvrait le récit du docteur a été incroyable. Sa communication depuis le futur était devenue un principe actif, une prise pour imaginer des formes de vie en compagnie de la maladie, un outil pour rompre la fatalité et s’engager dans un avenir.
Fabriquer un talisman, fabriquer des versions
AV : Ce qui est intéressant à propos du talisman, c’est qu’il est à la fois un objet qui nous guide et nous rappelle au danger, mais aussi un objet de croyance et de performance. Il doit être fabriqué, enchanté par l’ensorcellement et par la construction d’histoires, de liens, de récits d’effets et d’affects. En outre, on doit activement l’investir, le porter et l’entretenir. Ce n’est qu’à travers ses relations avec les êtres qu’il invoque qu’il peut enchanter, protéger ou accomplir autre chose – des incantations par le biais d’incarnations. C’est un objet de la marge.
Je pense que le mot « réparation » est délicat dans la mesure où il peut impliquer un retour à un ordre antérieur, des formes de résilience, plutôt que des mutations, des transformations. Lorsque j’évoquais les relations potentielles entre l’histoire (ou le récit) et la guérison, je pensais à la façon dont les histoires transforment profondément notre être et notre façon de voir le monde. Je pensais à une histoire racontée par l’activiste, écologiste et écrivain indigène Ailton Krenak, que j’ai eu la chance d’entendre à Lisbonne dans une salle de conférences baignée d’un silence quasi chamanique, un silence qui s’est installé sans cérémonie, lentement et sûrement tout au long de son intervention. Le peuple krenak, qui vit sur la rive du Rio Doce, faisait partie des communautés directement touchées par la catastrophe toxique de Mariana, une ville emblématique de la ruée vers l’or dans l’État du Minas Gerais, au Brésil. En 2015, un barrage minier contenant des déchets toxiques s’est effondré, déversant ses boues dans le Rio Doce et ses affluents sur plus de 500 km, jusqu’à l’océan Atlantique. Les conséquences de ce sinistre sont irréparables, ses effets et ses suites sont incommensurables. Le soir de sa conférence14, Ailton a raconté l’histoire de sa tante qui, profondément touchée par la « mort du vieux Chico » (l’expression transforme le fleuve en être humain, en un membre de leur communauté), est devenue paralysée, incapable de parler ou de bouger face à la catastrophe. Plus tard, sa fille, elle aussi désemparée par le désastre, a fait un rêve dans lequel le fleuve l’invitait à nager dans ses eaux en lui disant de croire que sous ses couches toxiques se trouvait une autre couche d’eau emplie de vie et de vitalité – que sous le fleuve coulait un autre fleuve. Dans son rêve, le fleuve l’invitait à nager au plus profond de ses eaux afin qu’elle puisse voir ses mouvements souterrains, s’écoulant avec vitalité. Au réveil, elle a parlé de son rêve à sa mère qui est sortie de sa paralysie peu de temps après son récit. Récemment, grâce à un essai de Suely Rolnik, j’ai compris que de fait, au-delà du rêve et avec lui, le fleuve a effectivement détourné son cours souterrain pour survivre près de la municipalité krenak de Resplendor, dans le Minas Gerais15.
Ici, le récit est réparateur dans son invocation de perspectives et de versions alternatives qui finissent par forger des mouvements alternatifs. Alors j’ai envie de demander : le récit pourrait-il être un talisman ? Et le cinéma pourrait-il, lui, devenir un moyen actif de produire collectivement un talisman ?
OM : Le talisman m’intéresse comme objet instable, relationnel, performatif. Objet qui se réindexe dans des situations différentes, objet affecté. Tu te demandais si le film pouvait être un talisman. Il y aurait plusieurs manières d’explorer cette proposition. Celle qui me vient à l’esprit immédiatement est la notion de version. Pour moi, la version permet de mettre à distance la forme du chef-d’oeuvre en art et tout le fétichisme que déploie et cristallise son histoire. De manière générale j’ai moins d’intérêt en tant que professionnel de ce secteur pour l’objet que pour le récit en art. Mais peut-être que le talisman est justement cet objet à la matérialité particulière, transitionnelle, où le sens et la valeur, qui est une valeur d’usage, ne sont pas figés. Et donc une forme d’objet qui engage – comme le récit qui m’intéresse engage.
Pour revenir à cette idée de version très présente dans la musique, elle m’intéresse car elle implique tout un ensemble de notions ; l’interprétation, mais aussi la traduction, la transduction et l’introduction d’une forme d’impureté propre, je trouve, aux nécessités d’appropriation d’une certaine part de la culture populaire et des cultures minoritaires. Faire sien en déformant. De nouveau une possible traduction du queer, en tant que geste qui introduit du trouble, de l’inconfort, du bancal, qui n’est pas directement identifiable et assignable car sans cesse en transition. Je pense que ce n’est pas un hasard si la musique a joué un rôle si important dans la constitution de communautés et d’identités queer. Il y a la nuit, la danse et la possibilité de transformation que permettent ces éléments et pratiques, mais il y a aussi quelque chose qui se joue au niveau de ceux qui « jouent » la musique. Car les DJ vont, dans un trafic du temps et de l’espace – pratique du montage cut, de la superposition, de la répétition et de l’extension des sons –, fabriquer des mondes possibles, habitables dans un moment précis, pour une communauté précise. Est-ce que rejouer le film sans le répéter est possible ? En dehors du cinéma expérimental sur pellicule, il semble que les artistes cinéastes aient assez peu investi les potentialités de la version comme possibilité d’un film à jamais infini.
L’exposition Talismans est visible à fondation Gulbenkian du 9 mars au 1er juillet 2018. Le catalogue est disponible à l’achat sur place.
Je cite ici et plus loin Donna Haraway en tentant de rappeler l’inconfort de sa pensée qui me semble être l’un des caractères les plus précieux de celle-ci. [↩]Anna Lowenhaupt Tsing, The Mushroom at the End of the World: On the Possibility of Life in Capitalist Ruins, Princeton, Princeton University Press, 2015. [↩]Donna Haraway, Staying with the Trouble: Making Kin in the Chthulucene, Durham, Duke University Press, 2016. [↩]Ibid., p. 137. [↩]Manuela Carneiro da Cunha, Cultura com Aspas, São Paulo, Ubu Editora, 2017, p. 35. [↩]La fréquence électrique d’une longueur d’onde visuelle est beaucoup plus courte que les autres spectres de fréquence, comme le son qui tend à prolonger ses effets bien plus longtemps dans notre appareil sensoriel. Je remercie Nuno da Luz d’avoir partagé sa sagesse philosophique sur les aspects apparemment techniques des voyages électromagnétiques, qui impliquent de véritables conséquences pour notre compréhension de la façon dont nos sens interagissent avec d’autres formes d’énergie et de vie. [↩]Silvia Federici, Caliban and the Witch: Women, the Body and Primitive Accumulation, New York, Autonomedia, 2014, p. 15. [↩]J’emprunte en la détournant l’expression qu’utilise Guillaume Désanges dans sa performance Le côté obscur de la forme. [↩]Félix Guattari, Un amour d’UIQ. Scénario pour un film qui manque (sous la direction de Silvia Maglioni et Graeme Thomson), Paris, Éditions Amsterdam, 2015. [↩]J. G. Ballard, « Preface », Vermillion Sands, Londres, Vintage, 2001, p. 7. [↩]L’Institution gazeuse a été créée en 2015 aux Laboratoires d’Aubervilliers à l’occasion du séminaire « Au-delà de l’Effet- Magiciens » conçu par le peuple qui manque : https://www. youtube.com/watch?v=UmIsJ4I9TNQ. [↩]J’emprunte l’expression au titre de l’ouvrage de Philippe Pignarre et Isabelle Stengers, La Sorcellerie capitaliste, Paris, Éditions La Découverte, 2005. [↩]Dingdingdong : https://dingdingdong.org/. [↩]Conférence « Of the Dream and of the Earth » dans le cycle « Indigenous Matters, Utopias », 6 mai 2017, théâtre Maria Matos, Lisbonne, Portugal. [↩]Suely Rolnik, « The Spheres of Insurrection: Suggestions for Combating the Pimping of Life », e-flux journal #86, novembre 2017. [↩]