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Article — Festival Relectures

Document / Emmanuel Adely

Dans les marges de RELECTURES 15...

Le dimanche 5 octobre au Musée Commun, pour clôturer le festival RELECTURES 15, Emmanuel Adely nous offrira, accompagné par le musicien David Haddad, une lecture intégrale de son dernier livre — dont il convient également de citer le titre dans son intégralité et de le lire d’une traite : La très bouleversante confession de l’homme qui a abattu le plus grand fils de pute que la Terre ait porté. Façon de rendre justice à la dimension profondément orale de ce texte, qui appelle à la scansion comme le faisant les anciennes épopées. Une parenté de forme qu’avait mise en lumière Arno Bertina dans un article initialement paru dans La Nouvelle Quinzaine littéraire, et que celui-ci eut l’amabilité de nous permettre de reproduire ici.

Cette si fragile virilité

Sans remonter à son tout premier livre, publié par les éditions de Minuit en 1993, il est intéressant de lire et inscrire La très bouleversante confession… (1) dans la perspective dessinée par ses deux précédents ouvrages : Cinq suites pour violence sexuelle (Argol, 2008) et Sommes (Argol, 2009). Ces trois livres font corps, ils posent un rapport épidermique au politique et à l’actualité en affirmant (en acte) la capacité de la littérature à répondre à cette actualité brûlante. Il y a peu de temps encore, on reprochait aux séries télévisées françaises, voire au cinéma, de ne pas être capable de (re)traiter l’actualité brûlante comme les Américains parviennent à le faire, qui-font-tout-mieux-que-nous-de-toute-façon-virgule-même-les-serial-killers. Sans voir que ce qu’on cherchait du côté de la télé ou du cinéma, se trouve en fait du côté de la littérature, qui a toujours une longueur d’avance (qu’elle soit bolivienne, américaine, polonaise, ou vietnamienne).

Et si elle a une longueur d’avance, ce ne sera pas, évidemment, en proposant l’énième traitement balzacien de cette réalité. Emmanuel Adely opère les formes littéraires jusqu’à les désosser (ici le récit par un Navy Seal de l’opération qui amena un commando américain à tuer Oussama Ben Laden en 2011), auscultant directement la langue de ces formes (là cinq discours de Nicolas Sarkozy). À un discours politique qui prétend dire la vérité – au prix de violences et de torsions imposées au langage –, Emmanuel Adely, provoqué sur son terrain pourrait-on dire, répond par un autre discours, en faisant entendre l’implicite de ces textes-là, ou leur ligne de basse. Il y répond vite, en se détournant d’une force traditionnelle de la création artistique, pour en gagner une autre ; ces trois livres d’Adely, s’ils ne sont pas intempestifs ou inactuels, sont en revanche impertinents. Immédiatement. Comme s’il s’agissait de ne pas laisser les chromos de l’époque devenir l’Histoire. Et cela non pas en écrivant la langue des victimes, ou du point de vue des vaincus, mais celle des vainqueurs-en-ce-qu’il-sont-aussi-des-dominés, La très bouleversante confession… s’inscrivant ainsi dans la foulée de Catch 22 – ce roman génial, à la fois culte et peu cité – qui montre la peur de la mort s’emparer d’une escadrille américaine bombardant l’Italie de 1943, en une géniale inversion montrant le tueur – que sa guerre soit juste ou non – effrayé par la mort ou par sa puissance létale.

Le fait que le dénouement de cette opération soit connu du lecteur n’évacue pas la curiosité, le stress et un certain suspens qui sera sans doute toujours rejoué. Mais une fois la trame du récit identifiée, une fois qu’on a compris, deux traits s’imposent au lecteur : l’apparente versification du texte (qui n’est pas tant travail traditionnel du vers que façon de mettre en valeur une découpe rythmique, et peut-être aussi, sur un plan métaphorique, d’indiquer le vide abyssal qui assaille et mange le récit de ce Navy Seal) et l’hyper-sexualisation de ce récit (sur ce mode systématiquement vulgaire qui saute à l’oreille dès le titre – génial – et qui est comme une corde tendue entre la première et la dernière page, à la fois signe d’un stress colossal et d’une virilité malade).

Car cette sexualisation du discours est ici portée à ébullition par la perspective de tuer et la présence des armes, et plus encore le retour obsédant de l’obsession. Le fantasme sexuel ou la sexualisation de tout est ici le métronome de la phrase. Cette conjonction de deux stimuli érotiques et d’une cadence nettement marquée (via cette presque versification et les répétitions obsédantes) fait penser au Guyotat de Tombeau pour 500.000 soldats, ou à Héros, cette fiction de Denis Jampen que les éditions MF s’apprêtent à faire paraitre quarante ans après qu’il a été écrit. Mais Emmanuel Adely déplace nettement les choses – au point d’en faire autre chose : là où chez Guyotat l’écriture alimente le fantasme, le texte d’Adely est au contraire sous tendu, sans doute, par un dégoût, un haut-le-cœur que seule une sorte d’humour recouvre encore.

Ce dégoût alimente une colère légitime contre cette virilisation complètement folle du fait de tuer, de penser par rapport à l’ennemi et d’avoir sa pensée fixée par l’ennemi. Mais entre le début et la fin de ce livre court, le dégoût du lecteur a le temps de muter et il devient possible de lire le texte d’Emmanuel Adely comme une satire de ce rapport au monde : aucune sérénité dans le propos du soldat, et dans le choix de ses mots. La pauvreté de son vocabulaire n’est pas le sujet, mais son angoisse. Il éprouve le besoin de stabiliser à chaque instant sa vision du monde, les prises qu’il a, car elles ne sont pas sures, manifestement. Habile et pertinent, le livre désigne donc une chose (la virilité tueuse) et son contraire (cette si fragile virilité), attestant que de nos jours, le masculin – Dieu soit loué – ne se définit plus tant par sa capacité à tuer. Tous les débats sur le genre, depuis une trentaine d’années, lui ont donc fait beaucoup de bien, en ce sens, excepté aux États-Unis, malheureusement, où les armes en vente libre continuent d’alimenter ce fantasme et d’évaluer la virilité à l’aune du pouvoir de tuer.

Mais ce livre qui joue beaucoup de tous les signes de l’Amérique n’est pas un brûlot anti-américain. Il s’oppose simplement à une doxa de l’hystérie, qui nomme sexuellement tout ce qui lui fait peur, et modèle un désir à partir de ces objets effrayants ou inquiétants. La très bouleversante confession s’inscrit en faux et invite à imaginer ce que serait une contre-histoire de la littérature, c’est-à-dire une histoire qui se donnerait comme prisme non pas le héros mais le héros non-viril, celui qui, sans nécessairement troubler le genre, n’éprouvera pas pour autant le besoin de poser sa virilité en termes guerriers. Une des scènes les moins connues de l’Iliade et l’Odyssée – car elle ne s’y trouve pas, mais dans Apollodore –, nous montre Ulysse inventant un sketch pour qu’on le croit fou et que l’émissaire d’Agamemnon ne lui demande pas de le suivre pour brûler Troie. Ulysse, qu’Homère nous présente comme le grand guerrier rusé, un des trois plus grands héros de la Grèce, Ulysse, en fait, se moquait bien de prendre ou de porter les armes. (Or c’est l’autre version, celle d’Homère, qui est passée à la postérité – celle d’un héros tirant sa légitimité de la guerre, c’est-à-dire de la mort de l’Autre, ou de son asservissement.)

Ni brûlots ni pamphlets, ces livres (et Sommes, publié en octobre 2009, qui évoque le vol Rio-Paris abîmé en mer en juin 2009) sont des œuvres littéraires puissantes qui ne réduisent pas le dehors à un discours mais cherchent au contraire à réintroduire du mouvement et une complexité dans les images qu’on nous propose. Il y a là quelque chose du procès-verbal de Reznikoff ou de Peter Weiss, qui, en se combinant avec une sorte de souffle épique (on ne citait pas Ulysse au hasard), permet de gagner une dimension polyphonique. Inventer une minute de voix intérieure à chaque passager du vol Air-France ; faire entendre les non-dits d’un discours qui voudrait cadenasser le sens ; et faire entendre une fragilité ou une inquiétude là où précisément ça ne parle que de force et d’assurance… tout cela relève d’une approche fine, dialogique et polyphonique. Or cette attention aux nuances du discours, cette capacité à entendre le dégueulasse dans des paroles figées devenues ordinaires, Adely n’est pas le seul à en faire preuve. Des auteurs comme Jean-Charles Massera et Emmanuel Pireyre, pour ne citer qu’eux, s’inscrivent dans une démarche très similaire – quand bien même leurs objets sont peut-être moins spectaculaires ils ne sont aucunement moins politiques. Ces auteurs ont en commun de ne pas (ou plus) écrire de romans, et, comme si c’était une conséquence, de travailler tous trois avec attention la question de la performance (ou de la simple lecture publique). Leur efficacité venant dès lors de là : de leur capacité à mettre en crise toute lecture monodique postulant une seule réalité (2), et par une science éprouvée du rythme, à faire entendre une autre découpe de l’expérience, c’est-à-dire d’autres scansions et d’autres voix. On est alors au plus près de tout ce que la littérature peut produire d’énergie, et le sentiment d’être, avec elle, pleinement présent à quelque chose.

Arno Bertina

La très bouleversante confession de l’homme qui a abattu le plus grand fils de pute que la terre ait porté, d’Emmanuel Adely, éditions Inculte, janvier 2014.

Source : La Nouvelle Quinzaine littéraire n°1100 du 1er au 15 mars 2014

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(1) Pour des raisons déontologiques je crois utile de préciser que les éditions Inculte (Jérôme Schmidt et Alexandre Civico) publient leurs livres sans consulter le collectif dont je fais partie. Je ne suis donc qu’un lecteur d’Emmanuel Adely et pas, ni de près ni de loin, son éditeur.
(2) « Par insuffisance centrale de l’âme » disait Artaud.