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Article — Phantom

Lundi de Phantom n°11 de Pierre Michelon

Texte de Françoise Vergès

Au travers d’un discours non-prononcé par André Malraux à Cayenne, Pierre Michelon  s’intéresse à un épisode marquant de l’histoire de la départementalisation en Guyane française : le référendum de septembre 1958 portant sur la Constitution de la Ve République. « Un petit morceau de bois » aménage cette histoire au gré des versions : celles des gaullistes, des ministres, des indépendantistes, des communistes, ou tout à la fois. C’est le cas de Jean Mariema, figure importante du militantisme guyanais avec lequel l’artiste construit cette ébauche de film. Pour la soirée de performance-documentaire du lundi 31 Mars à Khiasma (lundi de Phantom n°11), il collabore avec David Legrand et invite Françoise Vergès et de Mathieu K. Abonnenc à venir partager la discussion. Pour accompagner ce travail en cours, Pierre Michelon a rassemblé des textes et documents qui éclairent chacun à leur manière les enjeux de sa recherche.

« Départements d’outre-mer » :
de quoi sont-ils le nom ?

01Colo-nom

La question se pose en effet. Guadeloupe, Guyane, Martinique, et La Réunion depuis 1946, Mayotte depuis 2011 : que « disent » ces territoires de la République, de la société française et que « dit » leur situation économique, sociale et culturelle ? De quoi sont-ils le nom ? Sont-ils des espaces à la postcolonialité singulière en relation avec la postcolonialité de la France, prise aujourd’hui dans une « crise » européenne et mondiale qui provoque des replis identitaires xénophobes, des restructurations économiques, et des nouvelles routes de solidarité ? Comment cette crise travaille ces espaces qui connaissent une crise depuis des décennies : tissu industriel faible, chômage endémique, inégalités croissantes… ? Mais ce sont aussi des terres où la société de consommation avec ses manières de vivre et d’être s’est implantée, où le discours hégémonique de l’individu, du capital, de l’économie de rattrapage, du modèle occidental a pénétré la société. Ces considérations ne doivent pas nous faire oublier l’étroitesse de ces sociétés, non pas l’étroitesse de leur espace physique, mais l’étroitesse de leur espace public et social. Aimé Césaire a parlé de sa joie d’aller à Paris car ainsi il échappait à un monde qu’il disait sans saveur. Frantz Fanon, dans Peau noire, masques blancs, a analysé l’intégration du modèle de l’individu « blanchi » désireux d’être accepté par le « monde blanc » au prix d’une mutilation de soi. Par ailleurs, depuis des années, romans et chants mettent en scène un monde où l’envie et la jalousie rongent la société, où toute ambition doit être ramenée au plus petit dénominateur. Il suffit d’évoquer ces sentiments pour que des dizaines d’anecdotes fusent, le sentiment d’être surveillé, épié, le conformisme, le machisme, le manque de solidarité au-delà de la famille, du clan, eux-mêmes pourtant aussi traversés par des haines tenaces. Comment imaginer le bonheur quand la société est ainsi rongée de l’intérieur par cet ennemi tapi dans les consciences. Certes, l’Etat français et les classes politiques locales ont des responsabilités mais qu’en est-il de nos renoncements ? Alors, de quoi les outre-mers sont-ils le nom ?

Guadeloupe, Guyane, Martinique, et La Réunion appartiennent au premier empire colonial français, Mayotte au second. Guadeloupe, Guyane, Martinique, et La Réunion ont été des colonies esclavagistes, puis leurs habitants ont vécu de 1848 à 1946 une situation paradoxale, ils étaient citoyens et colonisés. Depuis 1946, ils sont pleinement citoyens. Mais de quelle citoyenneté parlons-nous ? Quel terme décrit aujourd’hui la condition des départements d’outre-mer, c’est-à-dire Guadeloupe, Guyane, Martinique, Mayotte et La Réunion ? Quel terme peut mieux rendre compte de leur diversité et de ce qu’ils partagent ? « Colonie »? « Postcolonie » ? Le choix d’un tel terme va bien au-delà de la description, il indique un choix, celui de caractériser politiquement la condition de ces territoires, non pas simplement à travers l’analyse de leur statut administratif et constitutionnel mais dans la compréhension de leur présent.

Mon choix va au terme de postcolonie pour indiquer que des mutations ont eu lieu, que la situation n’est plus celle de la colonie. Rien n’est figé en histoire. Les croisements entre niveaux (entre sciences humaines et sociales et sciences du vivant et de la nature — entre sociologie, histoire, économie, genre, politique, anthropologie, et biologie, climatologie…), entre mémoires et histoires sur ces territoires (en Guyane par exemple, mémoires amérindiennes, marronnes, créoles, immigrés, de descendants d’exilés, bagnards et migrants et à l’intérieur de ces groupes, il faut tenir compte des différences), et dans leurs relations avec leur environnement et la France, sont essentiels pour un renouvellement des études sur ces sociétés. Ces terres sont encore trop souvent prises dans la relation métropole/outre-mer comme si chacun de ces espaces n’avait pas connu de changements. Le terme de « postcolonie » (sans le ‘–‘ entre post et colonie) dépasse la périodisation, toujours risquée en histoire et indique la présence du passé dans le présent, un passé retravaillé et un présent en devenir. Un changement de statut n’entraîne jamais une rupture claire et totale entre un passé et un présent. Des traces culturelles et sociales, des hiérarchies et des formations économiques du passé coexistent avec ce qui est nouveau. Postcolonie signale un croisement entre passé et présent, de tenir compte des intersections et interactions entre défense d’intérêts anciens et intérêts nouveaux, entre nouvelles formations sociales, et en incluant tout cela dans des contextes plus larges : la circulation de nouvelles images, idées, et de nouvelles hégémonies culturelles et économiques et les résistances à ces hégémonies. Identifier ces terres comme « colonies » continue à les ancrer dans un système qui n’est plus le même et ignore ce que ces sociétés ont produit de singulier depuis la fin du statut colonial. Ainsi, on ne tiendrait pas compte des incroyables transformations du capital au niveau international et national, de la nouvelle multipolarité qui prend forme depuis les années 1990, de l’inévitable interdépendance entre le local et le global. La décolonisation des savoirs va avec une émancipation de l’analyse binaire (métropole/colonie) qui même par le passé ne se justifiait pas. La construction de « la France » comme seul signifiant en fait une entité figée. Elle nous fait oublier que la France change. L’analyse de la demande de statut de département en 1946 (2011 pour Mayotte) et de ce qui suit serait ainsi à étudier dans le contexte social, culturel, politique et économique et l’analyse des intérêts locaux, nationaux et mondiaux. Quelles alliances se nouent entre forces sociales au niveau local et national ? Pouvons-nous négliger l’impact de la contre-offensive idéologique sur ces sociétés, contre-offensive qui au niveau global a contribué à marginaliser les luttes ou à les présenter comme dangereuses, à établir des sentiments d’impuissance devant l’inévitable marche du monde vers la marchandise et de défiance envers le politique, c’est-à-dire l’action pour rendre des rêves possibles. Cette contre-offensive s’est dotée de moyens, elle a pénétré les universités, les média, la famille, le monde politique et économique. Les victoires des peuples colonisés, des minorités, des femmes, des peuples premiers, des gays, ont constitué une réelle menace pour des intérêts qui se sont regroupés, déterminés à revenir sur des droits acquis par les luttes, déterminés à semer la division et prôner que le seul horizon, c’est l’individu sans la société.

Ne serions-nous pas (« nous » : celles et ceux qui ont les outre-mer à cœur) enfermés dans une épistémè (au sens donné par Michel Foucault) qui nous empêche d’analyser ces terres dans le temps de leur passé et du présent de leurs mutations ? L’épistémè (c’est-à-dire les conditions de vérité encadrant ce qui est pensable et acceptable) qui encadre ce qui est pensable et acceptable pour les DOM opère une fermeture. Nous évoluons à l’intérieur d’un a priori historique qui détermine notre vision du monde et cet a priori est le cadre colonial français.  Or ce dernier a évolué. Notre imagination en est entravée, tout serait déjà dit, tout serait déjà connu. Nous risquons de devenir obsolètes, à nos propres yeux et à ceux du monde sauf à nous imaginer par opération de compensation centre du monde, seuls lieux de la rencontre. Mais au cours des siècles, des peuples se sont rencontrés, des espaces cosmopolites ont existé, des processus de créolisation (la culture swahili par exemple)  sans que « nous » y soyons pour quelque chose. Nous avons compté (un peu) pendant le premier empire colonial, dans les rivalités avec l’Angleterre, à cause du besoin pour nos produits (rhum, sucre…) , puis bien moins au cours du second empire colonial, de nouveau pendant les décolonisations et la Guerre froide, puis de moins en moins. Nos terres comptent car elles contribuent à faire de la France la deuxième puissance maritime mondiale, elles occupent des positions stratégiques, elles servent de marché pour les biens de consommation français, de refuge pour des Français métropolitains. Mais leurs habitants, comptent-ils ? Pas les sportifs, musiciens ou romanciers connus mais tous les autres. Comptent-ils à leurs  propres yeux ?

Capture vidéo, Motipeyi, Appunti #8, Internationalisme, 4 min, entretien entre Fabien Canavy et P.M.

Capture vidéo, Motipeyi, Appunti #8, Internationalisme, 4 min, entretien entre Fabien Canavy et P.M.

D’importantes mutations ont eu lieu dans les DOM depuis 1946, il est même possible de suggérer qu’elles ont été les plus importantes de leur histoire. Ces territoires ont été concernés par les changements dans l’économie des produits qui constituaient leurs principales exportations (sucre, banane), changements qui étaient les conséquences de décisions à la fois nationales et mondiales ; leur démographie a changé (Martinique et Guadeloupe seront bientôt les deux régions de France avec le plus grand nombre de personnes âgées dans leur population); leur monde rural a décru de manière importante ; leur urbanisation s’est accélérée ; la société de consommation s’est fortement implantée ; ils connaissent tous de fort taux de chômage depuis des décennies, de fort taux d’illettrisme ; le niveau de violence inter familiale est préoccupante ; le défaut de démocratie dans les média et dans les décisions fait problème ; ces territoires ont désormais des diasporas, des artistes connus mondialement ; leur classe moyenne voyage dans le monde et ses enfants ont des carrières internationales ; le poids des églises évangéliques augmente ; on assiste à une réinvention des traditions et des pratiques religieuses ; les langues Créoles et le shimahoré sont vivantes et parlées par la majorité de leurs populations ; il existe une forte assimilation aux formes de consommation occidentales et de manière d’être et une indifférence ou une résistance à ces formes ; les inégalités sociales sont très marquées. Quelles sont les idées qui circulent dans les discours officiels et vernaculaires ? Comment est pensée l’émancipation ? Qu’est ce que signifie être Martiniquais, Guadeloupéen, Réunionnais, Guyanais, Mahorais aujourd’hui ? Quelles sont les classes sociales dans ces territoires ? Sous quelles formes le racisme s’exprime t’il ? La misogynie ? Le mépris de classe ? Quelles sont leurs relations avec leur environnement régional, Caraïbes, Amérique du sud, Océan indien ? Comment est vécue l’hégémonie de la société de consommation ? Comment sont vécues les décennies de chômage ? La pollution ? La santé ? La naissance et la mort ? Le bonheur ?

Entre 1946 et 2000, les quatre départements ont aussi été témoins de grands évènements de la deuxième moitié du 20ème siècle : la fin des empires coloniaux européens, les indépendances, la Guerre froide, les luttes anti-impérialistes, le panafricanisme, le mouvement des droits civiques, l’émergence d’un cinéma du « Tiers monde » et de littératures, théâtres, musiques et arts des « Sud », la création de biennales d’art contemporain en dehors de l’Europe et des Etats-Unis, l’écroulement de l’Union soviétique et le retour d’une multipolarité dans le monde, la naissance de mouvements écologiques, les résistances des peuples premiers, le mouvement des femmes, des LGTB…

1946 met fin au statut colonial en ouvrant un nouvel horizon et une promesse, celle de l’égalité sociale. Rappelons qu’Aimé Césaire dans sa présentation du projet de loi à l’Assemblée constituante de 1945 insiste sur la nécessité de protéger la classe ouvrière contre les abus d’une classe prédatrice et que seule l’application des lois sociales métropolitaines assurera cette protection. L’ennemi c’est le capitalisme local et la République serait le bouclier contre ses abus. Mais l’outre-mer a toujours été pensé à l’aune des intérêts et des contraintes nationaux : en 1945, c’est la reconstruction de la France qui est prioritaire, il y aura donc automatiquement moins d’argent pour réaliser l’égalité sociale dans les DOM. La question du “coût” (vieille question toujours appliquée aux colonies : que coûtent-elles ? que rapportent-elles à la France ?) reste au cœur des débats quand il s’agit des DOM. Pour les leaders anticoloniaux des Antilles, la départementalisation c’est aussi la protection contre la menace nord américaine. En 1950 dans un discours à l’Assemblée nationale, Césaire critique le pacte militaire que la France s’apprête à signer avec les USA et déclare : « Nous demandons du pain et on nous offre des armes. » Il refuse « au nom de son peuple » de soutenir les USA et de critiquer l’URSS car cette dernière représente pour les Antillais victimes d’un « colonialisme séculaire » du « long calvaire qu’a été pour nous l’esclavage auquel a succédé, depuis 1848, un colonialisme à peine moins féroce, à peine plus humain » la possibilité d’un « développement fraternel. » (Cité par Ernest Moutoussamy, Aimé Césaire, député à l’Assemblée nationale, (1945-1993) : 1993 : pp.43-44). Son Discours sur le colonialisme se conclut par un avertissement contre le barbarisme de l’impérialisme américain. La Guerre froide pèse sur les analyses anticoloniales des « ultramarins » pour qui le communisme représente une fraternité non-raciale. Ils sont proches des communistes français et des mouvements anticoloniaux dans le monde qui sont pour la plupart soutenus par l’Union soviétique, l’ANC, les Algériens, les Vietnamiens… La lettre de démission d’Aimé Césaire à Maurice Thorez, pour importante qu’elle soit, ne doit pas effacer ce qu’a pu représenter l’Union soviétique pour les colonisés. Ils sont accueillis avec tous les honneurs à Moscou alors qu’ils sont confrontés au racisme européen et américain ; ils rencontrent à  Moscou des colonisés en lutte en toute liberté. Dans les années 1970, plusieurs Antillais et Réunionnais iront d’ailleurs faire leurs études à l’Université Lumumba de Moscou. En choisissant Moscou, les anticoloniaux des outre-mers français, tout en restant longtemps muets sur les crimes de l’Union soviétique, s’inscrivent dans le contexte politique international. Cette inscription au niveau international ne se traduit pas nécessairement par un ancrage dans le contexte local des luttes anticoloniales (la séparation est moindre à La Réunion sans doute à cause du fait qu’à Madagascar, aux Seychelles, aux Comores et à Maurice, on parle français). À ces identifications, il faut ajouter dans les années 1960 l’impact de la guerre en Algérie et de la radicalisation qu’elle entraîne pour une génération qui se met à penser avec Frantz Fanon que la société française est imprégnée, traversée en profondeur, par son passé colonial. Dans leurs régions, les transformations s’accélèrent : Révolution cubaine, indépendances, et plus loin géographiquement mais tout aussi importantes, il y a Bandung en 1955, les procès des Algériens où se distinguent des avocats de DOM, Marcel Manville et Jacques Vergès. Les années 1960 et 1970 sont aussi marquées par une célébration soutenue activement, sinon initiée, par les partis anticoloniaux, des langues (Créoles), cultures, savoirs et pratiques populaires. De nombreuses créations culturelles et artistiques illustrent ce mouvement de réappropriation et d’affirmation. L’éducation se démocratise, des universités sont créées, ce qui n’empêche pas d’avoir 60 ans plus tard des taux importants d’illettrisme (14% en Martinique, 21% à La Réunion) et des diplômés sans travail.

Serge Frédéric, Pépèche, Turenne Radamonthe, Moscou. (non daté) © Collection Pierre Servin.

Serge Frédéric, Pépèche, Turenne Radamonthe, Moscou. (non daté) © Collection Pierre Servin.

Ces années sont aussi des moments de restructuration économique où des formes de production sont abandonnées, où une nouvelle vision de la main d’œuvre pour servir cette restructuration émerge et la société de consommation s’installe. Ainsi, est-on en droit de se demander si BUMIDOM fut seulement l’expression d’un besoin en main d’œuvre en France et d’un besoin de vider les sociétés ultramarines, ou bien aussi l’exemple local d’une réorganisation de l’économie au niveau national certes mais aussi global, d’une politique patriarcale d’État envers les femmes des DOM, et de la racialisation de certains postes dans l’économie nationale ? Une nouvelle distribution de la production et une restructuration qui s’accompagne d’une nouvelle organisation à l’échelle globale d’une main d’œuvre mobile, flexible, racialisée et sexualisée. Racialisée car pèse encore l’héritage des deux autres grands moments de cette organisation à l’échelle globale d’une main d’œuvre précarisée, jetable, racialisée et sexualisée (dont les ancêtres des ultramarins avaient été victimes) : la traite négrière et l’engagisme. Sexualisée car comme la traite et l’engagisme, les nouvelles formes d’organisation d’une main d’œuvre mobile visent 2/3 d’hommes et 1/3 de femmes. Le BUMIDOM reposait aussi sur une vision patriarcale racialisée de la natalité. Rappelons que Michel Debré, initiateur de cette politique, utilisait les termes de « surpopulation » et de « démographie galopante » pour ces sociétés au moment où en France il défendait une politique nataliste et s’opposait avec force à la libéralisation de la contraception et de l’avortement. Les femmes françaises devaient faire des enfants, les femmes des outre-mer, non. Les déplacements forcés des ultramarins du 20ème siècle ne gagneraient-ils donc pas à être considérés dans l’organisation globale du marché du travail, la politique patriarcale nationale et les formations racialisées ?

Finalement, les années post-1946 voient les industries locales se transformer : affaiblissement important de l’économie maraîchère ou de la pêche; disparition de métiers artisanaux ; concentration dans l’industrie du sucre et de la banana ; application de découvertes en chimie dans l’agriculture (qui explique 50 ans plus tard, les taux élévés de pesticides dans les sols et les eaux des DOM) ; le chômage s’installe ; la commande publique devient le moteur de l’économie. L’organisation sociale change. Les grandes grèves des fonctionnaires de 1948, 1950 et 1951 font appliquer les privilèges des fonctionnaires « métropolitains » aux fonctionnaires ultramarins (majoration de salaire, primes…) car la notion de “cadre local” est jugée injuste, humiliante et discriminatoire. La doctrine est toujours celle de l’égalité avec les Français. Les privilèges hérités de l’époque coloniale sont désormais applicables à tous les fonctionnaires. Ils vont permettre à toute une génération de s’élever socialement et économiquement et d’assurer l’avenir de ses enfants. Si les différences de catégorie entraînent des inégalités, le statut de fonctionnaire devient rapidement la seule garantie d’une protection contre le chômage qui lui s’étend. Les grandes grèves ouvrières sont réprimées brutalement comme les révoltes sociales. Il y a des morts en Martinique, en Guadeloupe, en Guyane et à La Réunion, morts oubliés dans le récit national. Les militants sont poursuivis et emprisonnés. L’Ordonnance Debré de 1963 signe la volonté de l’État de punir sévèrement toute contestation. Mais la fin des années 1970 et le début des années 1980, c’est aussi l’arrivée de la société de consommation. Les biens et produits de consommation étant tous importés, la vie chère s’installe mais c’est une vie désirable car elle permet d’avoir accès à des marchandises liées à un statut social et à l’image de soi. Les DOM n’échappent pas à l’hégémonie de la marchandise. Dans les années 1980, des centres commerciaux s’installent à l’image des centres commerciaux en France ; l’hégémonie de la voiture transforme le paysage et la vie sociale : parkings, embouteillages, accidents. La faiblesse et l’incurie des transports en commun organise une hiérarchie sociale entre ceux qui ont une voiture et donc se déplacent et ceux qui sans voiture sont condamnés à une certaine immobilité. Circuler d’une ville à l’autre dans des territoires qui, à l’exception de la Guyane, sont petits exige des heures en voiture. L’essence, les voitures, les pièces de rechange, tout est importé. « On ne consomme pas ce qu’on produit et on ne produit pas ce qu’on consomme », écrit Christine Chivallon. L’arrivée massive de fonctionnaires métropolitains influence les manières de consommer et de vivre. Les médias se diversifient mais tout en portant le plus souvent une parole unique, le seul lien signifiant est avec la France, le peuple y est rarement entendu et la « diversité culturelle » est célébrée dans une mise en scène pacifiée. L’industrie du tourisme exige de vendre une image attractive pour la clientèle visée, en premier les Français. Elle découpe le territoire en sous-territoires chacun cherchant à imprimer une « identité » qui fait exister sur le marché des marques. À La Réunion le sud devient « sauvage », l’est « le beau pays. » Les guides touristiques proposent un récit de leur histoire où exotisme et célébration de la diversité constituent des arguments de vente.

Le paysage politique local se diversifie. D’une part, les partis postcoloniaux des années 1950-1970 s’affaiblissent alors que des partis locaux s’adossent totalement à des partis nationaux. La vie politique s’assimile. Dans Le colonialisme oublié. De la zone grise plantationnaire  aux élites mulâtres à la Martinique (2013), le sociologue Patrick Bruneteaux parle de partis politiques à l’idéologie mulâtre qui soutiennent une économie de rente et ne remettent pas en cause la dépendance économique à la France cherchant juste quelques aménagements. « L’assimilationnisme social et culturel est le pendant d’un refus de la classe politique à expliciter le rapport colonial à la métropole, » écrit-il. Il existe un nationalisme de façade, qui s’exprime dans l’insulte au métropolitain, ajoute Bruneteaux mais la question de l’émancipation n’est pas posée.

Pour avancer dans cette analyse, jetons ensemble quelques faits actuels :
— 38% des Martiniquais n’ont aucun diplôme (contre 16% en France) ; 11% des élèves y sortent du système scolaire sans diplôme ;
— les sols de la Guadeloupe et la Martinique sont contaminés par le chlordécone pour des siècles. Interdit par l’OMS en 1979, il continue à être utilisé dans ces deux îles. Des médecins ont détecté du chlordécone chez 92% des femmes admises à la maternité de Pointe à Pitre ;
— les prisons des DOM sont surpeuplées. Dans Déshumanisation et surexploitation néocoloniale (2012), l’économiste Philippe Verdol signale un rapport de 2011 où des experts déclarent après avoir visité la prison de Baie-Mahaut en Guadeloupe que les Antillais étant « habitués à vivre dans des conditions plutôt précaires », les prisonniers peuvent partager à quatre une cellule de 11m2 ;
— le taux d’échec en première année de licence oscille entre 62 et 98% à l’Université Antilles-Guyane (Verdol, 139) ;
— En moins de dix ans, le suicide est devenu la 2ème cause de mortalité de la population masculine à l’île de la Réunion. Sur la centaine de suicides par an — un tous les 3 jours en moyenne — 80 % concernent les hommes ;
— à La Réunion les jeunes diplômés réunionnais sont sans travail ; une association réunionnaise Bac + 974 qui se veut « apolitique » (car l’apolitisme est devenue une étiquette valorisée) estime que les diplômés sont confrontés à une injustice. À lire les commentaires sur un site d’informations réunionnais, on mesure à quel point des tensions vives traversent une société vantée comme harmonieuse. Ainsi, est accepté le fait qu’à La Réunion, il faille s’adapter au marché du travail, ne pas être trop ambitieux, accepter les postes offerts, rejeter toute politique d’affirmation positive régionale car nous sommes en République et bien sûr recevoir l’argument massue, « prenez votre indépendance et on verra ! »
— en Guyane, les fleuves sont contaminés par le mercure. En 1996-1997 un programme de recherche pluridisciplinaire sur le mercure en Guyane signalait déjà que “Les niveaux d’imprégnation des populations amérindiennes, déterminés par le dosage du mercure dans les cheveux, indiquaient des valeurs supérieures aux normes.” (http://www.cnrs.fr/Cnrspresse/n390/html/n390a03.htm). Ce programme faisait suite à la mise en évidence de niveaux d’imprégnation élevés chez certaines populations, notamment les communautés amérindiennes Wayanas, vivant dans la zone du Haut-Maroni. Le mercure contamine les poissons qui constituent la principale source d’alimentation des Amérindiens de Guyane. Avec des conséquences terribles d’intoxication au mercure : atteintes neurologiques sévères chez l’adulte et malformations chez les foetus. Dans les villages indiens, des enfants naissent sans anus, avec des membres en moins, d’autres meurent paralyses ;
— À Mayotte, chaque semaine, des femmes, des enfants, des hommes meurent noyés dans les eaux de l’île. Embarqués sur les kwassa-kwassa surchargées, ayant payé à des passeurs des sommes importantes, ils meurent. Cette autre frontière de l’Europe avec son cimétière marin et ses centres de rétention est beaucoup moins connue que le cimetière marin de Lampedusa mais elle est également le symptôme de la politique “Forteresse Europe” ;
— Dans la liste des langues régionales ultramarines présentée par le Ministère de l’Education nationale, on retrouve le tahitien, le mélanésien, le wallisien et le futunien, mais pas le kibushi et le shimaoré parlées à Mayotte ;
— Le racisme anti-musulman ne s’exprime pas que dans l’Hexagone : dans la nuit du 31 décembre au 1er janvier, une tête de cochon a été déposée devant la mosquée de la commune de Labattoir en Petite Terre, Mayotte. Les prévenus, un gendarme et son épouse, avaient agi sous l’emprise de l’alcool, après un pari ;
— Ces sociétés fabriquent leurs propres formes de racisme produit de la stratégie qui consiste à jeter les pauvres contre les pauvres, les démunis contre les démunis :
> à La Réunion, les attaques racistes contre les Comoriens se multiplient. Considérés comme des “étrangers” (or 91% des “Komors” sont de nationalité française) ils sont maltraités par les administrations (« Le racisme est partout. Prononcer des paroles blessantes, ou faire revenir les gens plusieurs fois parce qu’ils n’ont pas les bons papiers, sont des procédés courants ») et victimes de marchands de sommeil. Le racisme anti-Comorien remonte à la période des années 1930 et de la seconde guerre mondiale : sur les docks du port de La Pointe des Galets existe un “Kan Komor” (camp de Comoriens) désignait la présence parmi les travailleurs portuaires de Comoriens amenés à La Réunion. Ces derniers étaient régulièrement l’objet de sarcasmes de la part de leurs compagnons de travail. Et lorsque, le week-end, ils souhaitaient s’amuser en organisant des fêtes entre eux, le maire de la commune descendait sur les quais à la tête de bras forts pour mettre de l’ordre à coup de chabouk (fouet). (http://www.comores-online.com/Comores-infosweb/archives/Com40/article10.htm) ;
> En Guadeloupe, un racisme anti-Haïtien existe dans une île où le chômage s’établit autour de 27% de la population active, avec plus de 23000 Rmistes subvenant aux besoins de plus de 67000 personnes sur une population totale de 440000 personnes (chiffres de 2003) ;
— La part de leurs importations et exportations avec leurs pays voisins est quasiment nulle ; leur balance commercial est très déséquilibrée depuis des décennies, si les importations de nourriture venues de métropole s’arrêtaient, les sociétés ultramarine survivraient à peine une semaine.
— Les clichés sur ces sociétés perdurent : terres d’assistance, d’ingrats, de paresseux.

Mais que veulent vraiment dire ces chiffres ? Ce ne sont que des indications. Quelle réalité humaine cachent-ils ? Comment est perçue l’expérience de la vie chez les femmes et hommes de ces terres ? Plusieurs mondes coexistent qui souvent ne se fréquentent pas. Il y a le monde de l’apparence, celui qui veut « en être », être dans la « mondialisation », qui a une idée du succès indexée à l’argent et la réussite sociale, qui craint de ne plus faire partie du « monde qui gagne », « qui avance », et « qui bouge », formules qui indiquent la capacité du discours néo-libéral et de l’individualisme à avoir pénétré les consciences ; le monde qui vit de petits salaires et garde tout juste la tête hors de l’eau et n’a pas toujours les moyens d’envoyer ses enfants à l’université (à La Réunion, la part des étudiants boursiers atteignait en 2011/2012 54% du nombre total d’inscrits en formation initiale) ; celui des jeunes qui choisissent de ne pas s’établir en France et forment de nouvelles diasporas ; celui des personnes qui vivent en dessous du seuil de pauvreté ; celui qui vit du RMI ou du RSA ; celui qui n’a pas les moyens de sortir et de s’offrir des vacances ; celui des familles monoparentales ; celui des gangs ; des sportifs ; des églises ; des temples ; celui qui se protège du regard de l’anthropologue, du sociologue, de l’enquêteur, de l’assistante sociale… Ces mondes ne sont pas déconnectés des enjeux sociaux mais ils les vivent et les confrontent de manière différente.

La situation est complexe, entravée mais pleine de possibilités, figée mais mouvante. S’il est impossible de prédire l’avenir car ce serait vouloir arrêter le temps et refuser la part inévitable d’inattendu qui fait l’histoire, il est possible de réfléchir à cette postcolonialité singulière dont les DOM sont le nom. Ils abritent chacun des langues, des croyances, des religions, et des savoirs ; ils ne sont réductibles à aucun autre espace et ont pourtant en commun une histoire. Elles partagent une postcolonialité dans une République elle-même dans une situation postcoloniale qui lui est propre, et tout cela dans un monde en mutation. Que faire ? Sans doute, déjà se remettre à l’écoute des habitants, de leur colère, de leurs frustrations, rêves et espoirs, et non à l’écoute des seuls notables dont les voix ne cessent de se faire entendre et de parler pour, mais écouter avec attention les voix de celles et ceux qu’on écoute peu mais qui font irruption parfois dans l’espace public sans y être invités. Ils n’ont pas les manières policées de celles et ceux qui ont assimilé les codes et la langue de l’hégémonie. Sans les idéaliser, car toute idéalisation se retourne contre la personne idéalisée, et parce qu’être victimes ne veut pas dire n’avoir aucune contradiction, il s’agit de renouveler notre analyse. Il est certain qu’à l’abri des regards prédateurs, des utopies, des rêves, des idées émergent. Soyons à leur écoute.

Françoise Vergès
Enfance et adolescence à La Réunion pendant des périodes de forte lutte pour les droits civiques et contre la répression postcoloniale ; pars en Algérie (baccalauréat) puis en France ; milite au Mouvement de Libération des Femmes, journaliste, éditrice, militante des droits humains (rassemble des témoignages de femmes au Chili sous dictature de Pinochet, puis au Salvador, au Nicaragua, en Union Soviétique) ; quitte la France en 1983, vit au Mexique puis aux Etats-Unis où je reprends des études (1986) — licence, maîtrise, doctorat à l’Université de Berkeley (1995). Reviens en Europe en 1995, postes en Angleterre. Vice-présidente du Comité pour la mémoire de l’esclavage (2004-2008) puis présidente. Chef de projet pour le futur musée Maison des civilisations et de l’unité réunionnaise à La Réunion (2003-2010), projet arrêté par mandature UMP en mars 2010. Publie ouvrages et articles en français et anglais sur le postcolonial, Fanon, Césaire, le musée, les mémoires coloniales ; auteur de films ; collabore avec des artistes.