.net

Entretien — Phantom

Lundi de Phantom n°17 : Frédéric Nauczyciel

Entretien avec Olivier Marboeuf

En marge de son Lundi de Phantom, Frédéric Nauczyciel parle de son approche particulière de la scène du voguing et de la manière dont il joue avec ses codes en les déplaçant vers la scène de l’art. Transgression et retournement des stéréotypes, réflexions sur l’image et narrations dansées flamboyantes. Il découvre également les enjeux de ses travaux plus récents autour du corps tatoué.

Quand et comment es-tu entré en contact avec la scène du Voguing à Baltimore ? Peux-tu nous parler un peu de cette scène, de son origine.

Je suis allé à Baltimore sur les traces d’Omar, le personnage de la série télévisée culte « The Wire » [« Sur écoute »], un homme du ghetto noir, qui vole la drogue aux dealers. Omar définit sa propre justice selon son propre code de l’honneur et en refusant les codes de la société ou ceux des gangs, il acquiert une forme d’invincibilité. Ce personnage a réellement existé à Baltimore, à ceci près que David Simon et Ed Burns, qui ont écrit la série, en font un homme homosexuel. Il redéfinit ainsi les conventions et les frontières symboliques. Il crée sa propre géographie dans la ville qu’elle soit physique, urbaine ou mentale ; sa propre géographie des comportements.
Il ne se tient jamais là où on l’attend et l’on ne sait littéralement jamais par quelle rue il va arriver. En refusant les assignations, Omar cesse de se fondre dans la norme établie sensée protéger et dans le même temps, contrôler. Il s’agit d’une posture selon moi politique, qui répond aux nouvelles réalités urbaines ; une forme nouvelle de dissimulation active, en rupture avec le diktat de la visibilité, qui m’évoque le fait qu’il doit exister, aux Etats-Unis comme en Europe, des gens qui cherchent à se redéfinir et redéfinir les territoires qu’ils habitent. Une posture proche de ce qu’on appelle la Banjee Realness : le fait de performer l’attitude du ghetto de certains noirs et latinos américains homosexuels qui refusent la visibilité contrainte. C’est un double mouvement, à la fois d’une dissimulation et dans le même temps, d’une affirmation de leur culture d’appartenance. Je reconnais dans le personnage d’Omar la Banjee Realness réinventée, popularisée, sortie de l’underground. Nous sommes 2011 et je viens d’obtenir une bourse Programme Hors les Murs avec l’intention de me rendre à New York, Chicago, Atlanta pour développer un projet autour de l’attitude banjee. J’avais en tête d’y trouver les clés d’une banlieue parisienne débarrassée de certains clichés qui voudraient que la périphérie ne génère aucun centre, aucune forme de création, aucun avenir. En découvrant « The Wire », je décide sur un coup de tête de me rendre à Baltimore, pour y comprendre les origines du personnage d’Omar : et je rencontre accidentellement les vogueurs de la ville.

Le voguing est une danse performative des communautés homosexuelles et transgenres noires américaines des ghettos, née à Harlem dans les années 60/70 au moment de l’avènement de la formule moderne de Vogue Magazine. C’est une danse performative en ce que des hommes s’approprient les poses des femmes blanches en couverture du magazine Vogue. La question des origines est entourée de mythes construits par la communauté elle-même ou ses chroniqueurs, parce qu’elle véhicule une charge imaginaire très puissante. Nous sommes aux Etats-Unis, pays jeune qui cultive son storytelling. On raconte que certains détenus homosexuels ou travestis performaient ces poses dans les prisons de New York, pour retrouver une forme de fierceness (férocité, entre fierté et bravoure).

Le voguing atteint son premier climax dans les années 80 et trouve une première visibilité grand public dans les années 90 avec le film de Jennie Livingstone « Paris is Burning » et le tube de Madonna « Vogue ». Il se répand le long de la côte est, puis vers la côte ouest, dans les villes noires comme Philadelphie, Washington DC et Baltimore, Atlanta, en Caroline du Nord et du Sud, puis de la Californie… Il retourne dans l’underground puis trouve son second climax avec l’arrivée d’internet qui permet sa diffusion dans tous les Etats-Unis, l’Europe, le Japon, la Russie… et en particulier Paris.

J’arrive à Baltimore pour me rendre compte qu’il existe une Ballroom scene (ainsi que l’on dénomme la communauté du voguing) extrêmement puissante, active, qui n’a rien à voir avec la scène médiatisée de New York. A Baltimore, ville ghetto qui ne connaît pas vraiment de gentrification, le voguing y reste real (authentique) et, comme me l’a fait remarquer Chantal Regnault, photographe des origines, il peut y rappeler la scène new yorkaise des années 90 par le contexte social, urbain, économique dans lequel il continue de s’y développer.

Quand ils ne sont pas en train de performer, flamboyants, costumés, les vogueurs de Baltimore sont Omar. Plus précisément, c’est la somme, la réunion de chacun d’entre eux qui compose la figure d’Omar, figure symbolique, emblématique, iconique et moderne de la masculinité en milieu urbain. Et je comprends que la Banjee Realness fait partie des ramifications et des évolutions du voguing sous l’influence des nouvelles cultures urbaines, du Hip Hop, du RnB…

Tu découvres plus tard la scène du Voguing parisien. Quelles sont les influences de la scène américaine et les spécificités de cette scène, ses liens avec la danse – contemporaine, urbaine – et avec les questions identitaires qui se formulent différemment à Paris et dans sa banlieue qu’aux Etats-Unis ?

Pour ma part, j’avais l’intuition en regardant « The Wire » que Baltimore agissait comme une métaphore des enclaves périphériques parisiennes. En me rendant à Baltimore, je me lance un défi, une commande passée à moi-même : représenter les possibles de la « banlieue » française, lovés dans les replis encore ignorés de son histoire récente, postcoloniale ; créer des images qui troubleraient notre vision européenne de l’urbain par une sorte de torsion de l’intérieur. Cette posture politique de l’anti visibilité, cette manière organique en perpétuel mouvement d’habiter le monde, m’intéresse artistiquement.

Je reviens de Baltimore avec une installation vidéo présentée au Mac/Val, musée d’Art contemporain de Vitry en 2012, qui immerge le spectateur dans l’univers particulier du voguing de Baltimore. C’est là qu’apparaît à Paris une toute jeune Ballroom scene en construction, unifiée par le désir et l’obstination de sa figure tutélaire, Lasseindra Ninja.

La ballroom scene parisienne est majoritairement antillaise, peut être parce que l’expérience antillaise a des parallèles avec l’expérience afro américaine – en opposition à l’expérience afropéenne en France. Une communauté qui trouve dans le voguing une possible représentation d’elle-même, largement négligée par la société française. Cela explique à mes yeux que la scène du voguing parisienne soit la seule scène européenne majoritairement noire.

Etre noir et gay à Paris est une expérience très différente de celle vécue aux États-Unis : la société française est moins libérale et permet malgré tout l’accès à l’éducation, aux transports publics, aussi compliqués soient ils, aux hôpitaux. On est moins exposé à la drogue dure ou à la violence. D’un autre côté, la République tend à moins reconnaître les communautés et leur donne moins de visibilité collective avec l’absence d’une politique d’action positive. Il n’existe pas, par exemple, de relation entre la Ballroom et les associations LGBT parisiennes – alors qu’aux Etats-Unis, les grands balls sont souvent soutenus, organisés ou financés par toutes sortes d’organisations LGBT, trouvant là l’occasion de faire de la prévention, de lancer des campagnes d’information ou d’apporter leur soutien aux populations fragilisées. Les balls parisiens, en revanche, sont plus ouverts au public extérieur à la communauté.

Depuis les premiers balls parisiens, la scène devient plus organisée, les apparitions plus sophistiqués, avec un plus grand sens du spectacle, des costumes, un plus grand respect de soi et des autres : l’un des enjeux du voguing, à ce titre, est d’offrir à la communauté un espace de reconnaissance en dehors des espaces de représentation mainstream. Il y a une prise en charge par la communauté, d’une forme de représentation sans attente d’une reconnaissance du majoritaire.

Lorsqu’avec le Mac/Val nous avons invité Marquis Revlon, Kory Revlon et Dale Blackheart, trois des  vogueurs de Baltimore avec lesquels je travaille le plus étroitement, la petite scène parisienne était prête. C’était une question de timing, que je n’avais certainement anticipée. Lasseindra Ninja construisait la scène depuis plusieurs années et mon installation vidéo ainsi que le workshop ont soudainement donné à la communauté une visibilité – et un espace – au moment exact où elle commence à se constituer comme telle. Les vogueurs de Paris se sont approprié l’espace de l’installation, confirmant (ou annonçant) du même coup un changement radical dans la prise en charge des représentations minoritaires.

Même avec leurs différences, je reconnaissais entre les vogueurs de Baltimore et de Paris des points communs, dans leur manière d’habiter ou de circuler dans la ville. Les américains ont aimé paris immédiatement – son urbanité et ses périphéries. Ces analogies expliquent certainement pourquoi je me suis senti immédiatement chez moi à Baltimore, et pourquoi le travail, parti de cette ville sans qualité, est revenu naturellement, sans effort, à Paris et en Seine-Saint-Denis.

On a l’impression qu’avec cette pratique se construit une nouvelle forme d’exposition et d’affirmation des identités sexuelles minoritaires à partir d’un jeu de codification hérité du monde du spectacle. Une forme de réappropriation par l’underground de la production de masse dans un mouvement de pillage inversé, en quelque sorte.

La ballroom scene est un microcosme de jeunes gens qui ne performent pas devant un public, mais qui performent pour eux-mêmes face à leurs pairs. Les défis qu’ils se lancent ont pour but d’apprendre à être le meilleur. Le fait de défier l’autre est une manière de se dépasser soi-même. C’est un apprentissage initiatique qui permet de se tenir debout dans la société américaine. C’est un apprentissage initiatique qui pousse à être de plus en plus soi-même, à se débarrasser de ses incertitudes et en même temps à n’être jamais figé dans ses certitudes. Cela oblige à aller au-delà de ses propres limites et d’aller au plus près de soi-même. Si être au plus près de soi-même c’est être une femme, alors c’est envisager les conséquences que cela peut avoir. On ne s’arrête pas au seuil de la transsexualité.

Le voguing, dans sa capacité d’invention à l’intérieur de frontières et de contraintes, de limites très fortes, dans sa capacité à se vivifier continuellement, à se réinventer, est un langage performatif qui crée en permanence du sens. Les règles du voguing sont codifiées à l’extrême puisqu’elles doivent prendre en compte une variation infinie de situations et d’expressions du genre, de l’extrême féminin à l’extrême masculin. Chaque situation nouvelle, chaque expression nouvelle de soi enrichie et complexifie les règles et les catégories de la communauté. Tout l’enjeu est de déplacer ces règles, ces frontières. Voire de les rompre : en transgressant les règles pour faire surgir une chose à laquelle personne n’avait jamais pensé – dans son personnage, son alter ego, ou dans sa performance, dans sa bravoure, dans ce qu’on appelle la fierceness – la férocité – un vogueur va devenir légendaire. Parce qu’il fait avancer la communauté toute entière. Être légendaire c’est, dans le même temps, exister aux yeux de la communauté et à ses propres yeux. En existant à ses propres yeux, paradoxe merveilleux, il n’a plus rien à prouver et il peut devenir ce qu’il veut, où il le veut, quand il le veut. Il peut dépasser les limites de la communauté, aller dans le monde. Ce qui est aussi très beau dans le fait d’être légendaire, c’est que lui seul le sait. L’une des attitudes d’être légendaire, c’est de ne jamais le dire, de ne jamais s’en vanter, puisque, de toute façon, il est légendaire. C’est, à mon sens, le degré ultime de la performativité et cela peut faire art.

Dans le même sens un Ball est un dispositif, il fait création. Chaque Ball est différent, chaque Ball déploie le même dispositif créatif. Etant unique dans la communauté, devant inventer sans cesse, chaque voguer est seul et tous. En ce sens, un Ball ou le voguing n’emprunte pas aux codes du spectacle, mais plutôt à ceux de l’art performance.

En revanche, les vogueurs s’inspirent de tout, de toutes les formes de danse, du spectacles, des comédies musicales, des références de l’art – souvent à travers la manière dont des artistes de la scène musicale, de Beyoncé à Rihanna, se sont eux-mêmes approprié d’autres territoires artistiques : on pense à Lady Gaga réactualisant Leigh Bowery à travers les créations d’Alexander Mac Queen. Le premier ball auquel j’ai assisté  avait pour thème le Cygne noir du film de Darren Aronofski, « Black Swan » et rendait hommage à Natalie Portman.

Ton travail procède lui-même d’un déplacement d’un espace de la danse plutôt communautaire vers le champ des arts visuels, des centres d’arts et des musées. Peux-tu préciser les enjeux de ce déplacement et ses modalités ?

C’est exactement ce qui s’est passé, au Mac/Val : j’ai ramené un film qui était une installation vidéo, une projection sur trois murs à l’intérieur d’une pièce fermée qui rappelle un ballroom. A l’intérieur de l’installation vidéo le dernier jour de l’exposition, les vogueurs parisiens ont commencé à performer devant le public du musée en lui demandant d’être juge de leurs battles [compétitions]. D’un seul coup, de Baltimore à Vitry, se constituait une mise en abîme qui s’adressait non pas à eux-mêmes, mais au public du MAC/VAL qui venait voir une exposition d’art contemporain dans un lieu d’art contemporain. Leur présence transformait l’installation, le lieu d’exposition, non pas en lieu de démonstration mais en lieu d’expérience partagée.

C’était pour moi un manifeste. La performativité était elle-même inscrite dans la manière de mettre les images en scène. Elle joue au niveau inconscient pour provoquer des états émotionnels chez le regardeur, qui ne soient pas que dans la mise en scène contenue dans l’image, mais aussi dans la façon dont l’image est restituée.

L’idée, alors naissante et aujourd’hui de plus en plus affirmée chez moi, était de proposer aux vogueurs, lorsque je les ai rencontrés, de produire des images non documentaires afin d’éviter une réappropriation ou un exotisme. Les temps ne sont plus les mêmes et les communautés prennent de plus en plus en charge leur propre documentation, en particulier à travers les réseaux sociaux (Facebook, YouTube…).

Il s’agit donc pour moi, de convier les vogueurs dans un espace d’art, de création, comme un studio de tournage ou de danse, parce que l’espace de l’art est libre de toute assignation. L’artiste a le privilège de pouvoir traverser les lignes de partage. C’est ainsi, qu’avant de photographier les vogueurs de Baltimore dans leurs arrière-cours si particulières à cette ville, je les ai conviés dans le studio du photographe. C’est ce va-et-vient qui permet d’introduire une plus grande réflexivité dans la production des images.

Après le Mac/Val, il me fallait aller plus loin, et j’ai volontairement abandonné le médium photographique pour un temps afin d’interroger la forme performative et produire des images qui puissent être pertinentes pour tous. A ce tournant du travail, il m’était nécessaire de creuser une forme qui donne plus de place à la vidéo et la danse ; de trouver, à partir de la performance, une extension à mon travail visuel. Cela nécessitait de rompre avec le paradigme documentaire inhérent aux prises de vue photographiques.

J’ai ainsi crée une house virtuelle, conceptuelle, comme une house (maison) de voguing, regroupant des membres d’une maisonnée reliés par une affinité, ici artistique, avec des vogueurs de Paris et de Baltimore. Au centre de cette  expérience menée par un photographe extérieur à la communauté, se tenait, puissante et critique, la question du regard émerveillant. Pendant plus d’un an, j’ai renoncé au travail d’enregistrement et de documentation. Je désirais à la fois évacuer la mise en distance qu’impose la caméra ; et rompre avec la relation photographe / sujet.

La house, surnommée House of HMU, a été accueillie en résidence par le Centre Pompidou au sein du Studio 13/16, destiné aux adolescents et jeunes adultes. Il a alors fédéré une partie de la scène parisienne, une vingtaine de personnes, et Dale Blackheart de Baltimore. Le contrat passé était particulier : les ateliers, ouverts trois fois par semaine au public du Centre Pompidou, seraient aussi destinés à ceux qui allaient les animer. Une fois les portes du studio fermées au public, nous travaillions aux répétitions de performances et au tournage de deux films, présentés ici ce soir.
La ballroom scene est un monde en soi, avec une incroyable capacité à se transformer et se régénérer, à s’approprier toute production culturelle extérieure. C’est un monde qui dépasse les sous-cultures communautaires noires ou LGBT, mais une culture en soi, hybride, organique, toujours en mouvement d’elle-même. En cinquante ans, cette culture est devenue sophistiquée, étrange, savante et en ce sens : baroque.

C’est l’objet même du film « A Baroque Ball » qui réunit 14 performeurs. Il s’y joue les règles du voguing, dans des  battles à deux, sur une interprétation baroque d’un concerto de Bach. J’y introduis la notion de cour, du politique et de la liberté contrainte du baroque. A dessein, les costumes et maquillages restent inachevés. Deux versions se succèdent, l’une sophistiquée, où les vogueurs s’appliquent à répondre au dispositif ; la seconde, envisagée comme une blague, perd en pureté et gagne en énergie, celle du shade, cette manière particulière de tancer l’autre tout en établissant une connivence avec le reste de l’audience, les pairs. La première version serait savante, la seconde, shade.

M-AGAINST-THE-WORLD
La vidéo «M. against the world» met en scène dans un régime à la fois poétique et explicite le corps comme objet sexuel. Je trouve qu’on entre ici sur un terrain ambivalent dont j’aimerais que tu parles : le dépassement de la représentation du corps noir uniquement comme objet sexuel en ressaisissant cependant un vocabulaire de l’exhibition pour le distribuer autrement. Un mouvement de lutte qui assumerait et même consommerait le stéréotype.

«  M. Against the World » déjoue la question du regard émerveillant et du narcissisme dans un mouvement de regards à trois. Les commentateurs au micro regardent et soutiennent le performeur ; le performeur s’adresse au public par l’entremise de la caméra, placée à son aplomb. Il s’agit tant de déjouer le narcissisme du performeur, que d’interroger la position du regardeur face à une danse, sexuelle, issue des clubs de striptease. Les contraintes y sont fortes : les regards caméras, le cadre, les figures imposées servent à donner une structure à l’improvisation.

La caméra à l’aplomb du performeur, dont l’image est restituée au même niveau que les deux plans serrés sur les commentateurs, introduit ainsi à la fois une distanciation du regard par les motifs visuels répétitifs ainsi créés par le retournement à 90 degrés ; et une stylisation de la performance sexualisée et narcissique. Les clichés liés à la féminité et à la sexualité sont exacerbés par les chants des deux commentateurs : l’un est américain (Dale Blackheart, Baltimore) – qui fait appel aux motifs habituels de la scène et aux mots imagés parfois très sexuels des chants destinés à soutenir le performeur ; l’autre est antillais (Diva Ivy, Paris) – qui fait parfois appel à des références créoles que partage également le performeur (Honeysha Khan, Paris).

En effet, il s’agit avec ce solo accompagné, de contenir la charge sexuelle et narcissique, dans un mouvement de regards à trois, réflexif, non objectivant. Le titre « M. Against the World » fait référence au titre du morceau musical qui nous a servi pendant les répétitions, « Me Against The World », tout droit issu de la bibliothèque de sons qu’Archie Burnett, maître de la House Dance américaine, utilise lors de ses workshops. Le « Me » narcissique et réflexif, est devenu « M. » en référence à Marie Magdeleine, femme pécheresse qui oint de parfum le corps du Christ. Un autre retournement qui nous a amusé et qui nous a simplement servi d’inspiration pour construire d’autres figures, comme le « M » des jambes repliées du performeur dans certaines des figures au sol, ou le Christ en croix inversé du performeur reprenant ses forces.

Ainsi beaucoup de strates de sens se superposent, comme souvent dans mes images, pour ouvrir le sens : la créolité, la sexualité, la danse minimaliste américaine, l’histoire de l’art pictural et religieux, le voguing, le baroque, le regard, la féminité, sont autant de pistes possibles qui tâchent de ne pas prendre le corps noir et le corps sexuel au pied de la lettre. Le film, composé de trois séquences ici projetés sur un même plan simultané, peut être éclaté en plusieurs projections ou diffusions (écrans ou petits moniteurs), en séquences simultanées ou l’une après l’autre, dans une proximité ou séparées dans des espaces différents – chacune des séquences proposant un champ et hors champs aux autres séquences. Ainsi que tu le dis : un champ et un hors champ de désir.

Avec Skin, tu ouvres une autre direction. Ce n’est plus la danse le seul véhicule du récit mais aussi la peau et le tatouage qui prennent en charge la narration. D’ailleurs, progressivement tes protagnoistes se filment eux-même comme si tu cherchais à construire un dispositif où ils auto-produisent leur propre définition d’eux-mêmes, enjeu politique s’il en est.

Dorénavant, la vogue scene est invitée au Carreau du Temple ou bientôt au Palais de Tokyo. La communauté prend en charge sa visibilité. Je souhaite de mon côté, ouvrir d’autres espaces de production d’images.
« Skin » est une pièce au croisement du film et de la danse. J’invite les protagonistes, vogueurs et performeurs américains et français, à se filmer eux-mêmes, pour décrire leurs tatouages. Ce poème d’images, vivant, vient du mouvement que nous répétons ensemble face à la caméra afin qu’ils puissent en maîtriser la facture. Le film produit, étiré et lent, aura la même fluidité nécessaire à la traversée des lignes de partages, évoquera le constant changement de la persona. Il jouera sur un narcissisme transcendé, déprogrammé par le travail chorégraphique. Chaque film porte en soi un solo, dansé par un autre, où le performeur endosse, prend en charge la peau de l’autre, pouvant possiblement évoquer l’altérité.Le dispositif trouve aussi des déploiements live, où le processus de travail est donné à voir au public, tout en produisant un film pris de l’intérieur – une version actuellement en répétition réunit l’artiste français Jean-Luc Verna et Dale Blackheart.
Ainsi du tatouage et de la peau nait le film et la danse. Une forme de composition, en fait, très parallèle au sample en musique, agissant comme un prélèvement de peau – et d’histoire intime.
Je tâche d’activer ce que j’appelle un espace transgenre, en ce que le genre est une chose qui se performe, toujours mouvante, toujours en mouvement d’elle-même. Un espace qui invente sa géographie, un espace d’invention de soi, au croisement de l’image et du corps, des langages performatifs et visuels. Un espace de mise en commun d’une expérience, d’une présence.

En partant à Baltimore en 2011, j’avais emporté avec moi le livre de Georges Didi-Huberman, « La Survivance des Lucioles », à propos de Pasolini et des cultures populaires. Quelques lignes ont profondément fait écho à ma traversée, auxquelles je ne cesse de revenir : «  Le cours de l’expérience a chuté, mais il ne tient qu’à nous, dans chaque situation particulière, d’élever cette chute à la dignité, à la «beauté nouvelle» d’une chorégraphie, d’une invention de formes. »