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Comme un Lundi : «Le lieu se fait en nous»

Il aurait été plus facile d’être juste une poétesse, authentique, politique et sereine, un poète féministe bien sûr, évidemment, et communiste de la bonne période, ou un type libertaire, drôle et cultivé, un gars sûr, une fille fluide, qui partout trouvent leur place, qu’on oublie dans les tapisseries des salons bourgeois et qui apparaissent soudainement révolté·es le temps d’une soirée électorale. En colère quand il faut et bon compagnon pour le reste, amie sans réserve et sans rancune. Capable d’oublier les situations les plus sordides, témoins amnésiques de gestes qui blessent, du regard vide du vigile noir, des corps qu’on interdit discrètement à la porte des lieux sûrs, jamais du mauvais côté des choses, juste à la surface souple du rideau sans le lever, et qui savent jouer de la fable cool des possibles, des chacun-fait-comme-iel-peut-et-que-le-la-meilleur.e-gagne.
Mais la carte est aussi peuplée de ceux et celles qui ne passent pas, pour qui ça ne va pas être possible et qui ne l’ont pas choisi, mais qui le sentent très tôt et qui font avec cette sensation particulière tout un tas de choses qu’il ne faut pas faire. A commencer par vouloir parler et regarder derrière le rideau. Comme la femme de Barbe Bleue qui fait le geste fatal et qui devient témoin sans le désirer, témoin de tout son corps, marquée, jusqu'à ne plus pouvoir faire comme si, comme avant. Ça ne va donc pas être possible pour ces femmes et ces hommes qui ont pourtant appris à faire pipi là où on leur dit et à écouter les leçons de ceux qui savent toujours comment faire et vivre toutes les vies possibles, y compris la vôtre. Quand on n’a pas les moyens, on attend que vienne notre tour, on patiente dans les toilettes de l’histoire. Car si on n’a pas les moyens, pas les bons gestes, la parole un peu en biais, le profil flou, si on ne peut pas construire les conditions idéales, la surface lisse et jamais percée des conditions idéales alors il faut se taire car on ne va pas bien faire. Faire un lieu, vraiment, c’est percer cette surface de la fable du politique immaculé, c’est se bagarrer avec les conditions, c’est plonger à la source boueuse d’une situation et demander d’où elle vient et à qui elle coûte vraiment à de gigantesques sangsues qui se prélassent dans les bas-fonds. Il ne faudrait pas le faire. Il faudrait rester immobile et silencieux, rechercher la pose parfaite, l’image parfaite et sans grain. Savoir faire bonne figure.

Mais il a fallu faire un lieu. Fatalement. Pourquoi donc ? On ne le sait pas. Khiasma est un accident qui est si signifiant avec le temps qu’on aurait du mal à le penser comme un fait du hasard. Mais du mal aussi à l’expliquer autrement que comme une démangeaison qui un jour devient une pensée en acte. Le lieu devait se faire. Et c’est nous qu’il a trouvé cette fois-ci en rôdant dans les parages. Il a fallu faire un lieu ou c'est peut-être plutôt « le faire lieu » qui passait donc là qui nous a attrapé de sa puissance animiste. Il trouvait qu’on avait quelque chose de cassé peut-être, qu’on était une matière bon marché sûrement. Il ne faut pas faire les malin·es car le lieu nous a trouvé un peu ignorant·es et un peu léger·es. Il a été indulgent avec ça, c’est clair. Il nous a laissé le temps d’apprendre et le temps de défaire des sales histoires, et aussi d’inventer nos vies en ratant à répétition. Le lieu s’est fait en nous, de nous tous et toutes qui y avons travaillé, y sommes passé·es, y avons cherché quelque chose, une main chaude, de l’eau fraîche pour éteindre les incendies de la ville. Le lieu colle sa membrane au-dehors, nous sommes sa peau et ses nerfs. On filtre la colère qui fait le lieu, comme la joie, qui fait le lieu. Faire lieu, c’est être pris, comme la femme de Barbe Bleue, la main et bientôt le corps tout entier au cœur des problèmes, dans la matière même du politique qui tour à tour nous éblouit, nous déçoit et nous blesse. Le lieu est surprise et bassesse, est plaisir et laideur. Le lieu est déceptif et c’est en cela qu’il est généreux, il nous apprend ce que nous ne voulons pas savoir, il nous met en présence et nous force à vivre et à penser avec des pensées indésirables. Il n’est pas qu’une question d’affinités, il est aussi matière à malentendus. Il nous traverse contre notre gré. On aura couru longtemps après le juste accord, la bonne façon de se comprendre et puis on aura compris que les pires frustrations, les attitudes les plus stupides sont des cadeaux du lieu autant que les amitiés les plus profondes. Ce qu’on a mal fait, les erreurs, les mots de trop et les mots qui manquent sont les trésors du lieu, son savoir particulier, puissant et toxique, difficile à saisir, perles du lieu au plus profond de la merde du lieu.

Il n’y a pas une manière héroïque de faire lieu, aucune chance de réussir durablement. Chaque bonne nouvelle apporte son pesant de crasse, toutes les idées ont alors un poids et une forme et elles viennent poser leur grosses fesses sur le clavier de votre vie et écrivent autre chose que ce qui était prévu.
Le lieu n’a pas besoin d’héros ni d’héroïne, même s’il réclame et consomme des sacrifices. Il est une matière sale, une distillation ambiguë et difforme de toutes les présences qui y négocient leur place, de tous les egos qui sauvent leur peau à défaut du monde. On n’en sort pas indemne, pas même fier·e. Le lieu travaille, pousse et déforme, s’enfuit. Il n’y a de bonnes pensées que celles qui font lieu et celles qui le défont à la fois.

On pense parfois que le quotidien du lieu le plus navrant, l’assommante litanie de la littérature administrative, la violence feutrée des politiques reptiliennes, les systèmes embarqués dans de jeunes corps qu’ils font parler, les manques et les pertes détruisent la poétique et le désir du lieu. Mais tout est contingence et le lieu est une formidable machine à fabriquer de nouvelles poésies affectées et survivantes de ce qui pourrait tuer le lieu. Le lieu accueille car il traduit le monde, les pensées et les paroles, les œuvres et les poèmes dans sa langue où tout à une place, avec sa bouche pleine de matière et d’hématomes.
Il est un récit qui dépasse mais n’oublie pas, qui grossit dans la colère et la fête. Il n’est pas son apparence, il n’est pas sa surface ni son quotidien. Il n’est pas que local, il est à beaucoup d’endroits et ainsi personne ne le cerne, ne le saisit, ne le possède, le lieu s’enfuit de son enveloppe, s’allie dans le proche, transducte le lointain.

Le lieu se fait en nous et ne disparaît pas.

Image : Lundi de Phantom n°33 avec The Living and the Dead Ensemble, Khiasma, avril 2018. Photo : Romain Goetz.


Happy Mondays: «The place becomes within us»

It would have been easier only to be a poetess – authentic, political, serene –, a feminist poet of course, obviously, communist of the right period, or a libertarian type, funny and erudite, a solid guy, a fluid girl, those who wherever they go find their place, those who go unnoticed in the tapestries of bourgeois salons and appear suddenly revolted over the course of an election night. Angry when one should be and good company otherwise, with no hesitations or hard feelings. Capable of forgetting the most sordid situations, amnesic witnesses of the harmful gestures, of the black bouncer’s empty look, of the bodies we quietly ban on the doorstep of safe places, never on the bad side of an argument, gliding on the curtain’s soft surface without ever lifting it, and who know how to play the cool fable of possibility, of let-everyone-give-what-they-have-and-may-the-best-win.
But the map is also populated with those who won’t fit – sorry, not tonight. They have not chosen to but feel it very early on and carry out, with this peculiar feeling, a whole string of things that should not be done. Starting with wanting to speak up and look behind the curtain. Like Bluebeard’s wife committing the fatal move and becoming a witness against her will, a witness of her whole body, marked, until she can no longer pretend as if it hadn’t happened, act like before. So it’s not tonight for these women and men, though they learnt to pee where they’re told and listen to the lessons of those who always know what to do and how to live all the possible lives, including yours of course. When you don’t have the means, you just wait for you turn to come, on hold in the toilets of history. Because if you don’t have the means, the right gestures, if your words are a little off-kilter, your profile blurred, if you can’t build ideal conditions, the smooth perfect surface of ideal conditions, then you should remain quiet because you won’t be doing things properly. To make a place, truly, is to puncture this surface of the fable of the politically immaculate, it is to scuffle with the conditions, to dive to a situation’s mucky source and inquire, about where it’s all coming from, and to whom it really costs, to gigantic leeches basking in the shallows. One does not do this. One should stand still and quiet, looking to strike the perfect pose, the perfect grainless image. Be a good sport.

But there was a place to make. Fatally. Why so? We do not know. Khiasma is an accident that’s become so meaningful in time that it’s difficult to picture it as the result of pure chance. Difficult, too, to explain it otherwise than as an old itch turned one day into a thought in action. The place had to become. And it is us that it found this time around, lurking in the area. The place had to be done or perhaps the “making place” grabbed us as it passed through with its animistic power. Maybe it figured we looked a little broken, that we were surely a bargain. We shouldn’t play smart about it because the place found us a little ignorant and a little naive. It was forbearing in that way, no doubt about that. It left us the time to learn and the time to undo some mess, and also to invent our lives by failing over and over again. The place became within us, all of us who worked within it, passed through it, came to it looking for something, a hand’s warmth, some cold water to put out the city’s fires. The place pushes its membrane to the outside, we are its skin and nerves. We filter the anger which makes the place, and the joy, which makes the place. Making place is to be caught, life Bluebeard’s wife, our hand and soon our whole body at the heart of the problems, in the very matter of the political who, in turns, dazzles us, disappoints us, harms us. The place is surprise and lowness, is pleasure and ugliness. The place is deceptive in that it is generous, teaching us what we do not wish to know, putting us in the presence of undesirable thoughts and forcing us to live and think with them. It is not only a question of affinities, it is also subject to misunderstandings. It infiltrates us against our will. For a long time we ran after the right harmony, a way to understand each other but then we realised that the worst frustrations, the stupidest of attitudes are among the place’s gifts as much as the most profound friendships. What we did wrong, the mistakes, the words that went too far and the words we lacked are the place’s treasures, its specific knowledge, powerful and toxic, difficult to grasp, a place’s pearls deep down inside a place’s shit.

There is no heroic way to make place, no chance of succeeding over time. Each piece of good news brings its part of scum, all the ideas bear their weight and shape as they lay their fat behinds down onto your life’s keyboard and write out something else than what was planned.
The place needs no heroes nor heroins, though it demands and consumes sacrifices. It is unclean matter, an ambiguous and misshapen distillation of all the presences that negotiate their space within it, of all the egos saving their skins for want of saving the world. One doesn’t come out of it unscathed, or even proud. The place grinds, pushes and distorts, flees. There are no good thoughts other than those who make place and unmake it all at once.

One sometimes thinks that the place’s most depressing mundanity, the dumbfounding litany of administrative literature, the muted violence of reptilian policies, the systems embarked inside young bodies through which they speak, the lacks and the losses, destroy the place’s poetics and desire. But everything is contingency, and the place a machine fabricating new poetries, affected by and surviving to what could kill the place. The place welcomes since it translates the world, the thoughts and the voices, the works and the poems into its language where all have a place, inside its mouth full of matter and bruises.
It is a story that exceeds but does not forget, that swells with anger and with celebration. It isn’t its appearance, it isn’t its surface or its everyday routine. It isn’t just local, it is in many places at once in such a way none can surround it, seize it, possess it. The place flees its envelope, builds alliances in the near, transduces the faraway.

The place becomes within us and does not disappear.

Image : Lundi de Phantom n°33 with The Living and the Dead Ensemble, Khiasma, April 2018. Picture by Romain Goetz.

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    Notes du vendredi 2 mars 2018 "Ce que nous sommes : un collectif d'artistes chercheurs et de graphistes. Ce que nous produisons : des formes et des signes à partir d'une matière première. Ce que nous allons faire à Khiasma : une résidence de recherche et production (de formes et de signes) à partir d'une matière première qui est le centre d'art lui-même, ce qu'il produit (de la recherche, du savoir, des œuvres, des relations, de l'archive par la radio,…), ainsi que le contexte territorial dans lequel il s'inscrit.

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    Samedi 22 septembre On n’imagine jamais que cela puisse arriver, en vrai. Les journées défilent, les idées s’enchaînent, les urgences aussi. Et puis, un jour, il est peut-être trop tard. Trop tard pour réaliser certaines choses, trop tôt pour d’autres probablement. J’avais imaginé tenir les Mercredis de La Loge, ou des Chroniques d’excavation. Cela devait commencer au mois d’août et s’ouvrir sur une rue déserte, écrasée par la chaleur de l’été. J’avais commencé un texte. Il évoquait les discussions que nous avions eues depuis un an autour de cette table trop grande pour cette demie cuisine, trop bancale pour ces longues réunions, trop petite pour ces nombreux.ses convives. Nous devions entamer ce mois-ci notre année de résidence, devenir (enfin) les concierges du centre d’art dont nous avions écrit les rôles.

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